Récits et Légendes de Venise
L'arrivée de Saint Marc à Venise
Cette histoire, qui concerne Saint Marc, a profondément marqué la renommée et la nature même de la cité. Il y a eu un avant, et un après Saint Marc à Venise. Avant et bien avant encore, Venise n'existait même pas sur le papier, hormis une peuplade locale pseudo romaine appelé les Vénètes mais occupant les rives extérieures de la lagune, et pas les marais putrides ensablés et mouvants.
La Vénétie et la lagune face aux invasions barbares
Les vagues d'invasions venues d'Europe ou même d'Asie ont souvent utilisé le passage du Frioul ou du Tyrol pour venir piller la Vénétie, région romaine et byzantine assez riche au climat tempéré, et déjà très commerçante. Venise n'aurait probablement jamais existé sans ces invasions !
Les invasions barbares en Vénétie
Et des "Barbares", il y en eut au début de l'ère chrétienne : les Quades, les Sarmates, les Alamans (150-158), les Jutes venus du Nord (250), les Wisigoths d'Alaric (402,406, 409, 410).Les populations des villages brûlés ou dévastés s'enfuient dans les marais de la lagune. Mais à partir de 421 ils regagnent leurs chaumières sur la Terre ferme (en attendant la prochaine invasion de Barbares). Car des invasions il y en eut pendant au moins 7 siècles dans la Vénétie !
Plus tard, d'autres hordes s'abattent sur ce passage entre l'orient et l'occident : Huns (Attila en 452), Ostrogoths (Théodoric en 486), Goths en 540 , et surtout les Lombards venus du Nord (Albouin en 560) et les Francs encore en 758 et 809. Tout cela entraîne des cités rasées, des campagnes brûlées, et des populations fuyant pour définitivement se mettre à l'abri dans les ilots innombrables de la lagune (Torcello, Sant'Erasmo, Malamocco, Chioggia, Rivus Altus, etc), totalement inaccessibles aux bateaux de guerre, et sans grand intérêt par ailleurs.
Les villes de Vénétie déclinent ou disparaissent
Alors des villages du Nord disparaissent avec le temps. Et pourtant y prospéraient de nombreuses villes centenaires et puissantes.
Oderzo existait déjà en -950, devenue romaine avec jusqu'à 50000 habitants, elle fut détruite plusieurs fois par les invasions barbares. Saint Magne son évêque eut les 8 visions miraculeuses et légendaires qui lui dictèrent vers 650 à quel endroit les grandes églises de Venise devaient être construites. Oderzo est rasée par les Lombards en 657, ce qui entraîne des migrations massives de la Terre Ferme vers les îles, en particulier vers Rivus Altus, le futur Rialto à l'origine de Venise qui culmine à quelques mètres au-dessus de l'eau.
Eraclea (Héraclée ou Eraclée, appelée lors de sa création Cittanova), est créée aussi par des réfugiés d'Oderzo au 6ème siècle, elle devient capitale de la Vénétie, avant que celle-ci ne soit transférée à Malamocco en 742, (puis à Venise en 812).
Aquilée est créée par les Romains en -181, puis devient un foyer religieux très important du Frioul. Elle est rasée par Attila en 452. On en reparlera plus loin. Et on sait que déjà à l'époque, des îles de la lagune étaient occupées.
Torcello est une île de la lagune, créée par des réfugiés d'Aquilée, aujourd'hui déserte mais renfermant une splendide église byzantine avec en contre-façade un Jugement Dernier impressionnant et une coupole de chœur ornée d'une mosaïque aussi avec une Vierge byzantine magnifique.
On peut citer aussi Grado, qui détient le Patriarcat de la Vénétie, elle aussi détruite, le Patriarcat passant à Aquilée plus tard. Ou Altinum, grande cité romaine elle aussi, elle aussi rasée par Attila en 452. D'autres cités apparaissent et disparaissent au gré des invasions, des calamités météorologiques, des tremblements de terre et des inondations.
La lagune se peuple des réfugiés Vénètes chassés par les Barbares
Les sauniers et les pêcheurs, mais aussi les familles commerçantes chassées par les Lombards, installées maintenant en permanence dans la lagune, commencent à échanger avec la Dalmatie, la Grèce, voire plus loin, le sel, les bois les minéraux et les pierres s'échangent entre les rives de l'Adriatique. L'existence de Venise est la conséquence de ces migrations vers la lagune et l'installation définitive des réfugiés de la terre ferme. La multiplicité des îles proches les unes de autres, la présence d'un canal large et assez profond pour les bateaux de commerce, et la protection de l'Adriatique par l'île du Lido ont favorisé l'implantation des familles.
Bref le business décolle, les familles s'installent en apportant même leurs pierres sculptées (les fameuses patères qui tapissent les murs de Venise) issues de leur logis démoli. Et finalement, des communautés se forment avec à leur tête un chef. Elles se réunissent pour une politique plus cohérente de la région pour réguler les fleuves, la lagune et ses canaux, le commerce, les relations avec Byzance, etc. Ceci n'empêche pas des assassinats en série et des familles qui s'entretuent.
L'origine de Venise est déjà un roman improbable
Une première date de naissance de Venise, préférée par les Vénitiens bien sûr, serait l'an 421 (ils disent même le 25 mars, exactement !), un jour où des Consuls de Padoue viennent fonder un comptoir de commerce et la "première" église de cette bourgade, appelée l'église de San Giacomo et située au Rialto. En fait San Giacomo, qui existe toujours, entre le bâtiment des Camerlinghe et les Fabbriche Vecchie à Rialto, n'est pas la première église. On sait que San Matteo et San Giovanni existaient déjà à l'époque.
Les îles sont aménagées (pas encore de ponts, d'assèchement des marais, ni de regroupements d'îlots en comblant un rio), les constructions en bois s'organisent autour d'un "campo" ou un "corte" avec une église et un puits récoltant les eaux de pluie (seule source d'eau potable). Cette organisation va façonner la structure de Venise pour l'avenir !
Ci-dessous un plan de Venise exceptionnel qui date du 12ème siècle : on y voit une toute petite partie de Venise, où sont dessinés en trait plein des canaux séparant des îles indépendantes. Et pour chaque île, on trouve une église (San Giacomo al Rialto, San Cassiano, San Canziano, Santi Apostoli, Santa Sofia, San Felice, Santa Fosca, San Marziale, etc.). Beaucoup de canaux ont disparu avec des travaux d'assèchement et de remblai, mais les cellules de ces îlots de terre subsistent on imagine autour de chaque église des habitations et un campo pour recueillir l'eau de pluie.
Et si on regarde Venise aujourd'hui, on retrouve exactement la même topographie, sans la plupart des canaux devenus trop gênants pour la circulation des gens et des produits.
D'autres annoncent comme date de naissance de Venise l'an 697, c'est la date où l'on sait à peu près que les habitants des îles de la lagune (pas toutes encore reliées ni asséchées) décident de nommer un seul chef, le Duc, ou Doge, au lieu d'un grand nombre de petits chefs régnant sur quelques ares.
Le Diacre Paul, mais bien plus tard (donc pas vérifiable), cite l'élection du Duc Paulicius (Byzantin rebaptisé à la sauce vénitienne avec un nom inventé Paulo Lucio Anafesto (697-717), qui vient d'Oderzo (déjà citée) à la tête de la région lagunaire.
Ce Doge est élu à vie par la population (du moins au début). Il est entouré de conseillers puissants qui veillent à la démocratie du système et contrôlent le Doge. Mais comme précédemment, les assassinats et prises de pouvoir par la force continuèrent gaiement pendant quelques siècles et rares furent les Doges mourant de vieillesse dans leur lit. De l'an 700 à 820 on compte 11 Doges : un est assassiné, 4 aveuglés et déposés, et 3 exilés. Byzance fait la moue, interdit même cette élection en 737, pour nommer elle-même son représentant. Mais elle doit la rétablir en 742 suite à une émeute qui aveugle et exile le Représentant de l'Orient en place (même punition que les précédents, fût-il byzantin).
Au 8ème siècle, on peut dire que Venise est maintenant constituée. Pas encore la cité magnifique qu'on connait : un château fort en bois, la Piazza est un jardin potager de religieuses, coupée en deux par un rio, la Piazzetta devant le Palais est une darse où entrent les bateaux (elle sera comblée au 12ème siècle), les maisons sont en bois, c'est encore bien fangeux partout. Des ponts de bateaux enjambent les ilots qui sont alignés, asséchés, rassemblés, et habités de plus en plus. Mais le vrai pouvoir est à Malamocco tout au sud du Lido, même si le Rialto devient une place marchande considérable.
Ce n'est qu'en 810-811 que le gouvernement est transféré à Venise, avec la nomination du Doge Agnello Partecipazio en 811. Cette année 811 peut donc être considérée comme la vraie date de naissance de la future puissante Venise.
Mais il manque un statut religieux incontestable (Politique et Religion à cette époque sont intimement liées).
Pour Venise, il y avait au moins trois raisons de faire un coup avec Saint Marc pour Venise.
Premièrement, il y a depuis longtemps un gros problème avec Aquilée.
Cette ville est située tout au fond de l'Adriatique au nord, c'est un carrefour privilégié de routes commerciales nord-sud (laine, cuir, métaux, bijoux) et est-ouest (bois, soie épices, esclaves). Elle est capitale de la Vénétie depuis des siècles, un centre administratif important, et Théodore y fonde vers 315 une église. Il en devient l'évêque et le grand évangélisateur des régions à l'est (Hongrie, Balkans).
Souvent ravagée par les Barbares, elle fait néanmoins de l'ombre à Venise en pleine croissance. En particulier parce que cette ville revendique le siège du Patriarcat de la Vénétie, incluant Venise, elle avait obtenu ce statut suite à un synode organisé ici au 4ème siècle quand Venise n'était pas encore inventée. Et même, et c'est un comble, durant son voyage vers Rome (vers l'an 50) Marc aurait fait une halte à Aquilée, c'est même là que la devise "Pax Tibi, Marce Evangelista Meus, Hic Requiescet Corpus tuum" lui aurait été annoncée par un ange.
Plus tard en 774 elle devient même une « Marche » (ou marquisat) de l'Empire carolingien féodal, qui va jusqu'à Vienne (Charlemagne y était passé).
C'est tout ce que ne voulait pas Venise, très attachée à la démocratie et détestant le système féodal auquel elle avait échappé en se ralliant à Byzance en 811. Pour appuyer ses revendications, Aquilée se targuait en plus d'avoir reçu Saint Marc qui voyageait par là il y a un certain nombre d'années (environ 750 ans, mais la valeur n'attend pas le nombre des années …).
Objectif 1 : Etouffer les prétentions religieuses d’Aquilée
Deuxièmement, se pose le problème du Saint Patron de la ville.
Venise, depuis son origine, avait pour patron Théodore. Théodore d'Amasée, c'était un officier byzantin grec qui vivait au 4ème siècle.
Né en 270, converti, et prêchant la conversion, quelque peu extrémiste, il incendia le temple romain de Cybèle. Dioclétien le fit arrêter à Amasée (en Asie mineure). Il eut le corps raclé jusqu'aux côtes, puis la tête tranchée en novembre 301. Il fait partie (très discutable) des Saints Guerriers, avec Georges, Michel, Dimitri et bien d'autres qui ont aussi transpercé un dragon. Il est monté sur la colonne en 1329. Il avait sa chapelle jusqu'en 824 sur l'emplacement de l'actuelle Basilique, et sa scuola se trouve à côté de San Salvador, près du Rialto.
C'était un Saint sans grande envergure, avec une espèce de crocodile-démon sous le pied. Venise ne faisait pas le poids avec son Théodore, par rapport à Aquilée ou Rome.
Le Théodore que l'on voit sur la Piazzetta est en fait un "Saint Georges" bricolé provenant d'une statue gréco-romaine du 1er siècle, avec une tête venue d'ailleurs et d'autres éléments datant du moyen-âge. C'est une copie et l'original se trouve sous les arcades du Palais des Doges.
Une autre statue de Théodore se trouve au campo Santa Margherita à Dorsoduro, et sa Scuola se situe près de San Salvador près du Rialto, mais son dragon fait plutôt rire, et les Vénitiens font peu de cas de cette statue (un câble de télévision passe devant ...).
Bref, Théodore, ça faisait une sculpture et quelques tableaux, mais ça ne cassait pas trois pattes à un canard. Et honnêtement en dehors de Venise cela faisait plutôt rigoler comme emblème de grande cité. Giustinio (Justinien) Partecipazio, le 11ème Doge de Venise, le sait bien.
Objectif 2 : Trouver un remplaçant superstar à Théodore
Troisièmement, on cherche un moyen de clouer le bec au Vatican.
La très franche et solide animosité entre Venise et Rome a duré à peu près 900 ans.
Venise a toujours et farouchement affirmé son autonomie. Elle nomme elle-même ses évêques et ses religieux. Elle impose (incroyable à l'époque !) qu'aucun religieux ne puisse obtenir une charge laïque dans le gouvernement. Elle réfute les injonctions papales et reste neutre lors des guerres innombrables entre les états féodaux italiens (Gênes, Pise, Ferrare, Milan, Padoue, Ravenne), et les états pontificaux. Elle expulse les Jésuites à son profit.
En retour de flamme pontificale, elle a été plusieurs fois excommuniée. Cela permettait également la saisie des biens fonciers et commerciaux des Vénitiens, et cela interdisait aux clercs de faire les célébrations, ce qui n'était pas rien. Mais Venise a toujours résisté et obtenu gain de cause face au Pape, en déployant une diplomatie incroyable pour l'époque.
Objectif 3 : Justifier une puissance religieuse incontestable
Qui était Marc ?
Marc (de son vrai nom Jean) est un juif de Cyrène né en l'an 12, contemporain de Jésus Christ. Il a écrit le premier et le plus court des 4 évangiles, probablement vers l'an 70 et à Rome. Il fut perdu, mais probablement retrouvé en grec au 3ème siècle. Après de multiples péripéties avec Pierre, Paul, Barnabé, en Chypre, à Rome et Jérusalem, Marc part pour sa région natale la Cyrénaïque (Lybie Egypte), et fonde l'église d'Alexandrie. En fait on sait très peu de choses de lui. Son évangile est attesté par Irénée de Lyon que vers la fin du 2ème siècle.
Il en devient le premier évêque jusqu'en 62. A noter que les églises orthodoxes de toute l'Afrique se réclament de Marc (6 autres églises orthodoxes se réclament d'autres apôtres ou évangélistes : Antioche par Pierre et Paul, Chypre par Paul, Jérusalem par Jacques, Constantinople par André etc).
Marc évangélise à tout va, et son succès ne plait pas : il est arrêté et martyrisé par des idolâtres à Bucoles, petit port de pêche près d'Alexandrie.
On le traîne enchaîné dans la ville et on lui brise les membres sur des rochers, il meurt en 68 (ou 75). Ses reliques auraient été sauvées et conservées dans une chapelle. Mais ceci n'est rapporté par une tradition qu'au 4ème siècle (comme toutes ses autres tribulations en Europe), et à part des rencontres avec Paul et Barnabé, son rôle dans les communautés chrétiennes à Rome, on ne sait pas grand-chose.
Pourquoi ce Lion ailé ?
Le lion qu'on attribue à Marc comme allégorie dans le tétramorphe est l'animal du désert qu'il cite lui-même au début de son évangile. A noter que ce lion possède des ailes (peut-être parce qu'au départ on aurait donné à Marc l'aigle comme symbole, finalement donné à Jean). Celui qu'on voit sur l'autre colonne de la Piazzetta est une chimère, statue étrusque du 4ème siècle, bricolée elle aussi (et une copie aussi).
La meilleure, c'est qu'il tourne le dos à Théodore. Le Vénitien est pince-sans-rire.
Ce lion prit la route de la France quand Napoléon envahit la ville en 1797, mais les Autrichiens, prenant leur revanche sur lui en 1815, le ramènent sur sa colonne (comme les chevaux de bronze) à Venise.
Le Lion ailé, symbole de Saint Marc, va alors fleurir dans toute la cité, et même si Napoléon en a abimé quelques-uns, on ne fait pas cinquante mètres dans la ville sans tomber sur un lion ornant une patère, un haut relief, une sculpture (voir à l'Arsenal où l'entrée arbore 5 lions, plus un haut relief !)
Cela vous intéresse de savoir comment les colonnes de la Piazzetta qui supportent Théodore et le Lion ont été érigées ? (facultatif mais distrayant)
De retour de croisade au Moyen-Orient en 1122, le Doge Domenico Michiel rapporte au passage trois colonnes de marbre de Césarée (d'un seul tenant). C'est l'habitude ici, la basilique est couverte de marbres et de colonnes de Constantinople, Acre, Jérusalem, etc (il y en a 2600 !). Le débarquement au Bacino fut compliqué. Une colonne disparut dans l'eau et ne fut jamais remontée. Les 2 autres restèrent là pendant 50 ans, on ne savait pas comment les redresser.
Mais Nicolo Lombardo, un architecte lombard novateur, était venu rehausser le campanile avec la cellule des cloches en utilisant d'ingénieux systèmes de poulies et de contrepoids pour monter les matériaux en haut.
En 1172 il propose une solution : attacher depuis les hauteurs de grosses cordes aux bouts des colonnes reposant au sol.
Une fois tendues très fort, on asperge les cordes d'eau : leur diamètre augmente et donc leur longueur raccourcit : elles soulèvent alors les colonnes de quelques centimètres. On y pose des cales, et on continue l'opération jusqu'à ce que les colonnes soient redressées.
Cela marcha en effet, et ce Nicolo Lombardo (renommé Barattiero qui signifie "troc") eut en récompense la permission du Doge Sebastiano Ziani d'ouvrir un cercle de jeu juste entre les colonnes levées, bien que les jeux fussent interdits.
Mais plus tard, aussi excédé que roublard, le Sénat décida que les Nobles condamnés seraient exécutés entre les deux colonnes. On décida ensuite d'y exposer les cadavres, et du coup la pratique du jeu cessa faute de clients.
La grande odyssée de Saint Marc, de l'Egypte à Venise
Comment tout a commencé
Comment faire pour effacer les trois problèmes cités ci-dessus (un Théodore sans envergure, une Aquilée arrogante, une Rome pointilleuse), et asseoir définitivement la puissance religieuse de Venise ?
Depuis 811-812, Venise est devenue la capitale administrative de la Vénétie, au détriment de Malamocco qui se trouve au bord l'Adriatique au bout du Lido, et sans défense. Depuis un siècle au moins, Venise est bien la capitale commerciale de la région, mais il manque une puissance religieuse qui a tant d'importance pour une réputation en ces temps-là.
C'est alors que le Doge Giustiano Partecipazio eut l'idée de génie pour en finir avec les trois soucis qui minaient la puissance potentielle de la nouvelle République: rapatrier la dépouille de Marc depuis l'Egypte et la mettre dans une cathédrale à sa grandeur. Et le tour était joué.
Très très gonflé comme stratégie. Aujourd'hui on ne prendrait pas autant de risques.
La Mission Impossible
La bande dessinée de l'opération est figurée sur la façade de la Basilique (arrivée, exploitation marketing) ainsi que dans les mosaïques de la Basilique (extraction et substitution, transport dans le bateau, et voyage en mer). Plus précisément, dans les niches de la façade, à la fois dans les lunettes et aussi sur leurs côtés que l'on voit malheureusement mal. Malgré quelques erreurs, cette histoire nous donne une idée assez précise des faits.
Disons tout de suite qu'il existe une autre version assez différente du début de l'histoire, mais opérationnellement semblable : ce seraient les marchands, revenant d'Alexandrie, qui auraient alerté le Doge des exactions musulmanes contre les chrétiens et de la destruction d'églises dans toute la Cyrénaïque.
Le Doge Partecipazio convoque donc deux marchands vénitiens et leur explique le topo sous le serment du secret absolu : récupérer la dépouille de Marc. Pas d'hésitation, ils obéissent avec enthousiasme.
Début 828, Rustico de Torcello, et Bon (Tribuno) de Malamocco partent donc pour une mission digne des meilleurs James Bond, pour Alexandrie, sous l'impulsion et les finances du 11ème Doge de Venise.
Ils traversent la Méditerranée, direction le port de Bucoles, près d'Alexandrie. Une fois arrivés, il se confirme que les Musulmans sont en train de semer la terreur dans la région et d'imposer le Coran et la nouvelle religion à toute la population. Et cela passe par la destruction des églises chrétiennes. En gros, ça urge un peu.
Alors ils soudoient les curés de la paroisse de Bucoles qui les laisse entrer une nuit dans son église. Ceux-ci déterrent le tombeau de Marc et y prennent sa dépouille (au bout de 750 ans environ on se demande ce qu'il en reste), y mettent celle de Saint Claude (un Saint plus obscur et sans envergure pour les Vénitiens, sauf pour les habitants de Saint Claude dans le Jura). La puissance de l'argent ne date pas d'hier …
Chapelle Zen, la plus à droite : enlèvement et transport au bateau
Voûte, partie droite : la sortie de la dépouille de Marc de l'église
Le curé de Bucoles, la patte bien graissée, regarde pieusement la sortie de la dépouille du caveau par les 2 marchands. Enveloppée d'un drap blanc, elle est sortie de l'église (noter l'autel avec la croix), mais il va falloir traverser la ville jusqu'au port sans se faire prendre.
Mais alors comment le transporter au bateau, compte tenu des douaniers Musulmans tatillons, suspicieux et paranoïaques qui traquent les marchands et taxent leurs marchandises ? La suite a deux versions : avec une charrette (le Tintoret) ou avec le grand panier d'osier pendu à un tasseau en bois soutenu par les épaules des marchands (Basilique, et la façade). Prenons le panier, le reste est inchangé.
C'est là le coup de génie des deux Vénitiens : ils portent le panier attaché à un gros bâton, après l'avoir rempli de sacs contenant des morceaux de porc.
Stratégie sûrement mûrement réfléchie, peut-être élaborée avec le Doge avant ?
Lunette centrale
Oui, le porc est une horreur pour les Musulmans, qui ne doivent pas le toucher au risque de se souiller pour toujours. Les douaniers musulmans les arrêtent pour contrôler la cargaison, les 2 marchent posent le panier par terre et l'ouvrent, mais très (très) vite ils se pincent le nez et s'écartent violemment sous l'effet de l'odeur des épaisses couches de viande qui cachent le corps.
Sur cette mosaïque, les artisans ont bien du s'amuser, à voir les visages des douaniers horrifiés et se pinçantle nez, repoussant le panier odorant de la chair de porc qu'ils craignent par-dessus tout.
Et surtout, les visages des marchands qui ouvrent volontiers en grand le panier. La face innocente et benoîte en regardant les douaniers, ils se régalent intérieurement de cette comédie.
Voûte, partie gauche
Les douaniers accompagnent le convoi jusqu'au bateau, mais sans le toucher, en poussant des cris "KANZIR, KANZIR" (porc, impur, abomination!).
Le panier est soigneusement porté dans une barque (qui semble bien petite pour une traversée de la Méditerranée !). Il y a des marins en nombre, sans doute des Vénitiens du port qui les aident au transbordement. Bon et Rustico ont du bien souffler une fois que le bateau eut quitté le port.
Pour donner du piment au voyage retour, on dit aussi qu'une énorme tempête faillit renverser marins et cargaison, mais que le Christ apparut pour calmer les vagues en furie, et accompagna le bateau jusqu'en Adriatique. On verra cette scène dans une mosaïque dans la basilique.
Pour parfaire le tout, on inventa une autre légende comme quoi Marc serait venu s'échouer sur une ile de la lagune (certains disent même à Aquilée, ce qui serait un comble). On compléta sournoisement la légende en prétendant que c'était bien à Venise, non mais ! Et là, un ange lui serait apparu en lui disant "Pax Tibi, Marce Evangelista Meus" (paix sur toi, mon évangéliste), qui est devenu la maxime dans toutes les représentations de Saint Marc et de son Lion. Des malins y ont ajouté : "Hic requiescet corpus tuum" (ici repose(ra) ton corps).
Pour préparer cette mosaïque, des esquisses ont été faites, pour celle-ci, on a retrouvé l'esquisse dans l’église de Sant’Alvise au Nord de Cannaregio.
La niche suivante est le portail de Saint Clément) : le débarquement à Venise
Voûte, partie droite
Devant la grande voile blanche du bateau, on débarque la dépouille de Marc sur le Bacino devant le palais. Tout le monde se demande bien ce qu'il se passe. Les couleurs vert et beige des 2 marchands sont là pour bien les identifier.
Remarquer la mise en scène très moderne de cette mosaïque
Lunette centrale
Devant le bateau (la voile a été repliée), toute la hiérarchie ecclésiastique attend la réception de Saint Marc.
Ce qui est inexact, car c'est le Doge lui-même, à l'origine de cette affaire, qui reçut le premier le bateau et son chargement. De toute façon c'est la liesse et la victoire totale sur Aquilée et son patriarcat fantoche issu de l'empire germanique.
C'est aussi un énorme pied de nez à Rome. Venise prend définitivement le dessus.
Voûte, partie gauche
Le corps est ensuite transporté en procession depuis la darse du Bacino vers la Basilique tout près.
Portail de Saint Pierre (à gauche de l'arc central) : réception par le Doge Partecipazio
La vérité se rétablit ici avec la réception de la dépouille par le Doge Partecipazio (avant celle des religieux), qui n'aurait jamais voulu rater cette occasion qu'il a programmée et organisée avec son Conseil et les 3 marchands. Mais un doute subsiste sur l'antériorité des deux réceptions. La Noblesse vénitienne est là, il y a même un dame habillée luxueusement, et quelques ecclésiastiques également. Le Doge, son corno à la main, tend l'autre main vers Saint Marc. Noter qu'il a toujours toutes ses jambes, et que sa taille est immense sous le linceul bleu ouvragé.
Voûte, partie droite
On prépare la réception des reliques par le Doge dans la Basilique.
Une personne porte le siège replié du Doge, un autre un plaid
Derrière, les drapeaux pour la cérémonie, et le campanile.
Lunette centrale
Au centre la dépouille de Saint Marc (très très grand et entier !), le Doge Giustanio Partecipazio, qui jubile intérieurement, a sa main ouverte tendue vers Marc.
Le Doge a ôté sa corne ducale, un chapeau arrondi vers l'arrière, sans doute hérité du bonnet phrygien porté par les soldats de Byzance en poste à Venise dont le chef était le Doge.
Voûte, partie gauche
Je n'ai pas d'information, et cette scène est très bizarre0
Les mosaïques, en verre coloré (avec une feuille d'or au milieu pour les tesselles dorées), ont été créées (sauf la mosaïque suivante) au début du 17ème siècle (1617) et au 18ème..
Toute la gloire de cet évènement incroyable revient au Doge, et il le fait savoir au monde entier et particulièrement à Rome qui s'en mordra les doigts de jalousie (bon, ils avaient quand même Pierre).
Et là ce fut l'apothéose pour le Doge et pour Venise : les reliques furent accueillies par une cérémonie grandiose.
S'ensuivirent des fêtes à n'en plus finir, le Doge assit sa réputation, Aquilée la boucla définitivement. Et la basilique Saint Marc commença à prendre forme (829-832).
Elle fut terminée en 832, mais détruite en 976 lors d'un incendie provoqué lors d'une émeute, qui ravagea le palais, la basilique, et un immense quartier de 200 maisons (ce qui amena les Vénitiens à construire en dur). On la reconstruit illico, mais plus tard une 3ème basilique est décidée en 1060-1063, avec de grands travaux, mais une fois terminée, on ne retrouve plus les reliques ! On dit que le Doge les avait fait cacher au début par des ouvriers tenus au secret, exprès pour qu'elles ne disparaissent pas, mais 15 ans après personne ne se souvenait de rien. C'est la panique ! Mais le 25 juin 1094, un ange vint à l'oreille du Doge Vital Falier et de l'Evêque Contarini, et leur indique à tous les deux (pas de jaloux) où trouver Saint Marc… en effet on le retrouva dans un des piliers de la basilique, ce qui enfin permit sa consécration officielle.
Enfin, tout à gauche, le Portail de Saint Alipe
Dans la lunette, une extraordinaire mosaïque qui elle date de 1260 (juste postérieure à la nouvelle basilique) et qui nous montre la translation de Saint Marc, devant le premier dessin connu de la nouvelle basilique.
Les chevaux sont bien présents au balcon, cependant l'architecture du rez-de-chaussée ne possède pas les mosaïques d'aujourd'hui (refaites entre le 16ème et le 18ème siècle en respectant les techniques byzantines), sauf celle-ci.
On voit 2 évêques au centre qui portent le tombeau de Marc à l'intérieur de la Basilique.
Dans la Basilique, on peut retrouver cette histoire
Et l'histoire est aussi racontée dans des mosaïques à l'intérieur de la Basilique qui datent de la fin du 11ème siècle. Ces mosaïques se trouvent dans le transept nord, et aussi tout en haut dans le transept sud.
L'extraction, le chargement de Marc et la tempête
Dans le transept nord on peut admirer l'extraction du Saint par Rustico et Bon, puis le transport du panier rempli de porc vers le bateau. On a tous les noms des protagonistes, et les cris des Musulmans (Kanzir Kanzir Impur Impur).
En-dessous un autre mosaïque illustre le chargement de la dépouille dans le bateau.
Pour corser le tout, une tempête vient mettre en danger les navigateurs qui rentrent à Venise avec la précieuse cargaison. Le voiles sont abattues pour passer ce grain, mais Jésus intervient pour calmer la tempête et nos marins arrivent à bon port après moult péripéties.
Il y aussi deux autres grandes mosaïques sur la face est du transept sud, dont je n'ai pas compris le sens et dont le sens est introuvable sur internet. Je donne ici mon interprétation très personnelle, sans aucun garantie.
Sur la droite, ce pourrait être la découverte de la dépouille de Saint Marc (voir plus loin les explications) dans le pilier, comme annoncé par un ange au Doge et au Patriarche. On voit ces 2 personnages, et une des colonnes est délibérément "ouverte", découvrant un motif qui sera identique à la décoration de l'autel dans la mosaïque à côté.
A gauche, devant la nouvelle basilique dont on voit la façade (il n'y a pas encore les chevaux, qui ne sont arrivés qu'en 1204 après le sac de Constantinople), on prie la dépouille de Marc qui se trouve dans la crypte sous l'autel (peut-être la cérémonie de consécration de la basilique ayant retrouvé les reliques). On retiendra la décoration de l'autel, identique à ce qu'on peut voir de la colonne "ouverte" à droite.
Quand le Tintoret s'en mêle (facultatif)
Pour compléter le récit, je montre comment le Tintoret, qui a peint la moitié de Venise ou presque, avait compris en 1566 les contractions possibles de l'espace-temps d'Einstein en peignant un épisode sur Saint Marc (aujourd'hui à l'Accademia de Venise). Il a tout mélangé, depuis la mort du Saint jusqu'à son arrivée à Venise.
La scène au départ est sensée montrer l'enterrement de Saint Marc par ses fidèles (en 62) qui l'enlèvent aux Idolâtres suite à un terrible orage à Bucoles.
Examinons le tableau et ses incohérences :
1 Avec l'improbable chameau et son chamelier trainé par terre, ils vont cacher le corps dans l’église de Bucoles. Mais ces arcades sont celles des Procuratie qui entourent la Piazza ! Sur la toile, ils sont donc déjà arrivés sur la Piazza (donc, plus vite que la lumière !). On voit au fond l'église San Geminiano. Cette église fut détruite en 1805 par Napoléon pour faire l'aile impériale pour son gendre Eugène de Beauharnais devenu Roi d'Italie (elle abrite le musée Correr et une dalle au centre sur le pavé montre le dessin de cette église démolie).
2 Les habitants se réfugient sous des arcades à cause de l'orage violent et abandonnent le transport de Marc vers la chapelle de Bucoles. Bien.
Mais ces arcades sont celles des Procuratie qui entourent la Piazza ! Sur la toile, ils sont donc déjà arrivés sur la Piazza (donc, plus vite que la lumière !). On voit au fond l'église San Geminiano. Cette église fut détruite en 1805 par Napoléon pour faire l'aile impériale pour son gendre Eugène de Beauharnais devenu Vice-Roi d'Italie (elle abrite le musée Correr et une dalle au centre sur le pavé montre le dessin de cette église démolie).
3 Saint Marc est un vigoureux jeune homme avec toutes ses jambes.
Oui mais non, il a plus de 60 ans et on vient de lui casser les os des jambes.
4 Celui qui lui tient la tête est Messer Rangone, le financeur du tableau, donc vivant en 1566 à Venise ! (son histoire à lui est aussi rocambolesque, on pourra en parler dans un autre récit).
Le Tintoret est facétieux et tout le monde l'a adulé à Venise, et on ne compte pas ses "coups fourrés" à l'égard des lieux, de ses collègues, et de ses tableaux.
Dernier rebondissement, la disparition et la redécouverte du corps de Saint Marc
La première basilique, construite entre 329 et 832, fut détruite en 976 (avec l'église Saint Théodore, et 200 maisons du quartier), la basilique et tous les quartiers alentour, par un énorme incendie. On la reconstruit, mais elle sera de nouveau détruite en 1060 pour une nouvelle, plus grandiose, terminée en 1063-1064.
C'est là qu'on s’aperçut que la dépouille de Marc avait été perdue lors de la construction ! Impossible de consacrer la basilique sans Marc !!
En fait pendant la reconstruction, le Doge de 1060 avait fait mettre la dépouille de Marc en sécurité par des ouvriers tenus au secret, mais 15 ans plus tard on ne se souvenait plus de rien !
Ce n'est que trente ans plus tard, en octobre 1094 (ou le 25 juin ? à Venise les dates sont très très flexibles selon les sources) qu'on le retrouva dans un pilier avec un bras dépassant à l’extérieur, ceci à la suite d'une vision miraculeuse reçue par le Doge Falier ET par l'évêque Contarini (pour ne pas faire de jaloux). Et on le remet dans un sarcophage et dans la crypte agrandie.
On peut alors consacrer la nouvelle basilique. Plus tard, au 13ème siècle, des ajouts byzantins ont été effectués comme les mosaïques de la façade, à l'exception du portail de Saint Alipe, puis au 14ème siècle des ajouts gothiques rendirent la basilique telle qu'on la voit aujourd'hui, sauf les mosaïques de la façade, rénovées et exécutées entre le 16ème et le 18ème siècle, tout en conservant les techniques byzantines d'alors. Oui, l'histoire de la basilique n'est pas simple.
Le Tintoret en a fait, avec ses extrapolations fantaisistes habituelles, une grande toile originellement pour la Scuola dei Carmini et qui se trouve aujourd'hui à l'Accademia.
Voilà. Je me suis concentré sur Saint Marc mais sachez que des milliers d'autres évènements ont eu lieu pendant cette période, que j'ai dû effacer de cette histoire pour ne pas se perdre trop dans les détails.