Récits et Légendes de Venise

Le sottoportego de Corte Nova

Où cela se trouve ?

Cette cour pavée, très typique de Venise, est un cul de sac (ça aussi c’est courant à Venise pour les ruelles ou souterrains qui finissent sur un mur, ou sur un rio). Pour y aller, il faut savoir qu’elle existe car elle n’est sur aucun circuit, ne vient de nulle part et va nulle part.

Au bout de la Corte (courette, petite cour), une fontaine à eau et un puits, qui d’habitude se trouve au centre mais ici il est repoussé au fond.

C’est minéral, c’est Venise, c’est désert (j’ai réussi à prendre une photo avec quelqu’un).

L’intéressant de cette cour n’est pas le pavé, mais le « sottoportego », ou passage sous les maisons, comme il y en a des milliers à Venise.

Pourquoi tous ces souterrains qui font ressembler la ville à un gruyère, où on se perd à peine le temps de le dire ?

Parce que l’espace était extrêmement limité sur ces îlots marécageux, pour chacun desquels il avait fallu des travaux surhumains pour les assécher, les baliser, les rendre habitables.

L’espace est compté ici plus qu’ailleurs

Sachez que sous l’église de la Salute au bout de Dorsoduro en face et la Piazza, il y a 1 200 000 pieux de bois enfoncés dans la vase à 12-15 mètres de profondeur, jusqu’à atteindre la couche d’argile dure en-dessous. Au-dessus on y a mis des couches de pierre et de bois, tout cela baigne dans l’eau et donc ne pourrit pas.


Par-dessus on a construit la place en marbre, et au-dessus on a pu bâtir cette immense et lourde église qui n’a pas bougé depuis des siècles. Tout Venise est une vaste forêt d’arbres morts. Combien, personne ne sait les compter, mais si on extrapole depuis la Salute ça donne le vertige. Ils provenaient des Dolomites, du Frioul, et de la Dalmatie en face, et à une époque, le bois manquait tellement la déforestattion avait fait des ravages sur les Préalpes frioulanes.

C’est pourquoi quand on avait réussi à assécher un îlot, ce qui pouvait prendre plusieurs mois voire des années, on plaçait d’abord le campo, avec le puits au centre, les pentes soigneusement calculées pour l’écoulement de l’eau de pluie vers les quatre trouées en pierre formant un carré autour du puits, et son système filtration sophistiqué d’eau autour. Cet espace ouvert était obligatoire pour ne pas mourir de soif, car l’eau de la lagune est saumâtre, sale, putride bref imbuvable, et à l’époque on ne savait pas désaliniser.

Autour de ce campo vital pour survivre, on construisait les maisons, l’église (c’est pour cela qu’il y en avait autant au début de l’histoire de Venise). Un endroit pour arriver en barque et en partir. Plus tard, on alignait les petits canaux entourant l’îlot, on murait les berges pour les protéger et les stabiliser, et on essayait de passer sur d’autres ilots en construisant des ponts.

Et plus tard encore, on asséchait les canaux pour rassembler les ilots en ile plus grandes. Il y en avait trop et la circulation d’un point à un autre devenait impossible. Les mots « piscina », « rio tera », etc, qu’on peut voir attachés aux noms de beaucoup de calle (rues), de Venise, correspondent à d’anciens canaux ou réserves d’eau qui ont été comblés. La Via Garibaldi, grande avenue de Castello, est un grand rio bouché par Napoléon à la fin du 18 ème siècle pour permettre à ses troupes de circuler plus facilement !

Mais les Vénitiens n’ont pas attendu Napoléon pour assécher et combler des rii ou canaux afin de réduire le nombre de ponts et permettre une circulation de gens et matériaux ou nourritures plus faciles.

La Piazza par exemple était traversée d’un rio où à gauche un jardin potager nourrissait les nonnes de San Zaccaria, et de l’autre la petite Piazza devant la basilique était ridicule face à la basilique et le Palais des Doges.

Et même aujourd’hui, quand on regarde les bateaux à Venise chargés des poubelles, de la Poste, des livraisons de ciments, de plaques, de bouteilles, de vivres, on se dit que cela devait être un sacré chaos il y a 300 ans quand il n’y avait qu’un pont entre Rialto et San Marco et près de 200 îles. Aujourd’hui on en a encore entre 100 et 118 selon les comptages.

Giovanna peint pour arrêter la peste

Revenons sur notre Corte Nova. Vers le milieu, on trouve un « sotoportego », ou sottoportego avec 2 t selon que l’on est vénitien ou pas.

On voit un porche ouvragé, contenant des tableaux de la Vierge.


D’autres sottoportego possèdent des tableaux ou statues de la Vierge. Par exemple, celui de la Calle del Perdon près de Sant’Aponal, possède une très belle Vierge (et il y en a une autre aussi belle 30 mètres plus loin vers San Polo). C’est à cet endroit que le Pape Alexandre III se serait endormi la nuit précédant la réception à la Basilique de Frédéric Barberousse qui venait implorer hypocritement le pardon de l’Eglise pour ses méfaits pendant des dizaines d’années. Un jour je reviendrai peut-être sur cette histoire.

Mais celle qui nous occupe ici est plus jolie, la voici.

Durant l’épidémie de peste en 1630 qui fit 50000 morts à Venise, il y avait une fois une adolescente nommée Giovanna qui habitait cet endroit et toute la Corte tremblait de peur à l’idée que la peste pouvait décimer tous les habitants. Elle essayait de redonner le moral aux gens, et un jour elle eut une intuition miraculeuse.

Cette jeune fille réalisa alors un tableau de la Vierge avec Saint Roch (le patron des pestiférés), Saint Sébastien, et Saint Laurent Giustiniani (patron des épidémies). Elle plaça le tableau ici dans le sottoportego, pour que les familles viennent y prier tous les jours.


La peste continuait à sévir. Les prières continuaient aussi devant le tableau accroché au milieu du passage, suppliant la Vierge d’intercéder auprès du Très Haut pour qu’ils soient épargnés du fléau.

Et la peste s’arrêta précisément aux alentours du tableau. Et les habitants du quartier furent épargnés.

Du coup le lieu devint célèbre, tableaux, fleurs, et processions s’y multiplièrent. Le passage fut enjolivé avec un plafond à caissons, un petit temple en marbre fut élevé contre le mur pour abriter la peinture miraculeuse. Aujourd’hui le tableau n’est plus là, avec le temps il s’est abimé, on l’a remplacé par des posters mais cela reste joli.

Pour terminer, on posa sur le pavement au pied de l’autel une pierre de marbre rose (rouge) en souvenir, et qui fonctionne exactement comme tout porte-bonheur :

vous vous placez dessus, vous faites une prière devant la Vierge, et le vœu est exaucé.

Si on va au fond du passage et qu’on regarde l’arche de l’autre côté, on y voit une inscription ancienne qui raconte l’histoire de cette protection en vénitien. On en a plus tard rajouté même un gros paquet en assurant que l’invocation à la Vierge ici assurerait une protection totale contre les bombes, et les autres guerres plus tard. Sur l’inscription on peut lire en plus de la peste de 1630, les autres années où la Vierge a protégé les habitants de la Corte, et spécialement, 1849, 1855 1917 et 1918.


1849 est l’année suivante de la rébellion de Daniele Manin. Cette révolution, démarrée en février 1848 à Venise. Au même moment il y eut des révolutions dans les huit états de toute l’Italie, contre les Autrichiens qui possédaient tout le pays après la chute de Napoléon. Le 22 août 1849, la république révolutionnaire de Venise, dernier bastion des soulèvements italiens de 1848-1849, fut écrasée. Joseph Radetzky reçut de l'empereur la charge de gouverneur général, civil et militaire du royaume lombardo-vénitien. Cela veut dire quelques milliers de morts dans les rues de la ville.

1917 1918 : on sait pourquoi.