Récits et Légendes de Venise

La Vieille au Mortier

Tout le monde y passe, personne ne voit

Celle-là je l’aime bien pour au moins une raison : 10000 personnes passent juste devant le lieu de cette histoire, et PERSONNE ne fait attention. D’ailleurs, chaque fois que je m’y trouve, je reste 10 minutes à regarder la foule inouïe qui se presse dans la Merceria à la sortie de la Piazza.

rev3 24/11/2019

Et quand je dis qui se presse, je suis en dessous de la vérité. Eh bien, pendant mes 10 minutes d’observation, je n’ai pas pu compter une seule personne ayant fait attention à la Vieille au mortier dont je vais vous raconter l’histoire.

Donc, il est difficile d'éviter la foule ici qui se presse vers la Piazza ou qui en revient pour le Rialto. La Merceria dell’Orologio est une ruelle étroite avec des bâtiments assez élevés, où on ne voit que les magasins et au loin la porte de l'Horloge. 15 mètres après le passage sous l'horloge si on sort de la Piazza, ou 15 mètres avant le passage sous l’horloge de la Piazza si l’on vient du Rialto un porche d’aspect anodin.

Au-dessus de ce porche plus ou moins délabré qui montre son âge à ceux qui veulent bien le voir, se trouve un assez discret haut-relief intégré au mur et entouré de câbles électriques (une vraie plaie à Venise, ces câbles qui trainent le long des murs et des façades centenaires.

On peut y voir une vieille femme et d'un mortier (à piler les herbes ou le grain), témoin d'une histoire non vérifiable mais qui aurait changé l'Histoire de Venise.

La conjuration de Baiamonte Tiepolo

Ça se passe le 15 juin 1310. C’est le début d’une insurrection ratée contre le Doge et la République (ce ne sera pas la dernière, il y en a même une où c’est le Doge Marino Falier lui-même qui l’organisa !).

En 1297, le Doge Pietro Gradenigo fait accepter la « Serrata del Consiglio », le verrouillage du Conseil. L’admission au Grand Conseil est désormais restreint aux anciens nobles membres depuis au moins 4 ans (après accord de la Quarantia) avec des ancêtres déjà membres. Pour les autres, une admission après élection par un collège de 3 électeurs. Le tout inscrit dans un « Livre d’Or » pour confirmer cette décision. Avec la Serrata se crée donc un patriciat héréditaire d’aristocrates gouvernants. Ca bloque complètement l’arrivée de nouveaux membres comme auparavant où il y avait une sorte de démocratie dans l’accession au Grand Conseil.

(Petite digression : les besoins en argent pour les longues guerres qui vont suivre contre les Turcs, feront que seront admis des nouveaux riches moyennant des sommes exorbitantes (100 000 ducats).

Cette décision déplaît fortement à nombre de bourgeois qui se voient l’accès aux grandes fonctions interdite. En particulier, un chevalier vénitien, Baiamonte Tiepolo, voulut rétablir le jeu démocratique après la Serrata. Il prépare une insurrection pour assassiner les membres du Conseil et le Doge.

Il s’entoure d’acolytes et prépare une invasion du Palais. Le 15 juin à l’aube, elle démarre. Marco Querini avance depuis le Rialto (marché aux poissons). Baiamonte Tiepolo part des Mercerie (le centre commerçant de Venise entre la Piazza et le Rialto en gros). Et un nommé Badoer s'élance depuis Padoue. Les insurgés foncent vers le palais, mais le Doge, informé, déjoue l’attaque. Il faut savoir que Venise avait un service de contre-espionnage des plus efficaces, dans la ville autant que dans toute l’Europe. Et cette suprématie durera des siècles.

Donc aux aurores du 15 juin 1310, les défenseurs de la République arrivent sur la Piazza en même temps que les insurgés. S’ensuivent des combats féroces, des morts partout, mais les insurgés résistent jusqu’au moment où la retraite est décidée.

Mais cette retraite va se transformer en débandade

Un tableau du peintre Gabriele Bella représente la scène. Querini est tué. Baiamonte Tiepolo réussira à s’enfuir et partira en Slavonie. Badoer sera arrêté après Padoue.

Pourquoi cette défaite aussi rapide et cette débandade honteuse de centaines de personnes venues en force sur la Piazza ?

En fait, lors du début de la retraite, la bagarre réveille une femme à l'étage juste à la sortie de la Porte de l'Horloge. Elle s’appelle Lucia Rosi, fait commerce de miroirs. Voyant les insurgés se replier de la Piazza par la rue, elle prend son mortier et le jette sur les fuyards.

Par chance le mortier arrive sur la tête du Capitaine des insurgés qui meurt. Et là, c’est la débandade finale. Enfin, pas tout à fait, il y aura encore des atrocités au Rialto et à la Pescheria, mais la conjuration sombre dans la honte de la défaite.

La vieille femme, pauvre citoyenne mais gonflée, se rend compte de son exploit et de son action décisive pour la victoire du Doge. Elle interpelle la Dogaresse et lui réclame par écrit, comme récompense pour ces faits :

  • que lui soit accordé d'exposer à son balcon les jours de S. Vito de chaque année, et en d'autres jours de fêtes, la bannière de Saint-Marc.
  • que la somme de 15 ducats qu'elle payait aux procurateurs de Saint-Marc, au titre de location de la maison qu'elle habitait et de sa boutique située en dessous, appelée boutique aux miroirs, ne soit augmentée, ni pour elle, ni pour ses filles.


Le Doge donna satisfaction à la première comme à la seconde demande, en étendant le bénéfice à tous ceux qui à l'avenir représenteraient la vieille femme. Ça ne lui aura pas beaucoup coûté.

Ça ressemble aux discours de nos politiques quand un quidam sauve la vie d’un autre. Remerciements chaleureux qui passent à la télé et derrière pas grand-chose de concret. Cela ne date pas d’hier et c’est bien connu.

Le temps passant, le contrat de location de la maison et de la boutique fut divisé en trois contrats, lesquels depuis ce temps portent le titre de "en raison de la grâce du mortier".

Ils furent changés en contrat de location perpétuelle, au prix arrêté définitivement de 15 ducats par an. En 1861, Elia Vivante Mussati étant l'unique occupante de l'immeuble, elle voulut faire sculpter sur la façade l'image de la vieille en train de jeter son récipient avec l'inscription : XV juin 1310 et le nom du sculpteur A. Lovandini.

Le 10 juillet suite à l’insurrection, un conseil de 10 personnes est créé avec des compétences extraordinaires. Il est renouvelé et en 1335 devient permanent (Conseil des Dix) avec tous les moyens possibles (dénonciations, espionnage, torture, arrestations, etc.) mais légalement et avec des droits pour les accusés (nullité si pas de majorité, sentence mise au vote avant présentation au Conseil, lecture double des actes, et présence d’un Avogador di Comun pouvant contester les décisions des Dix). Ce conseil s’occupait essentiellement des Nobles et de leurs abus.

A noter aussi, après cet épisode tumultueux, que la République ne s’en tint pas là. Elle confisqua tous les biens de la famille, et détruisit complètement la maison qu’occupait Baiamonte Tiepolo. Une « colonne d’infamie » fut posée à cet endroit.

Elle fut détériorée ensuite, mais, si vous regardez bien par terre au coin de la Calle Tiepolo, près du Campo Sant’Agostin dans San Polo, vous verrez une dalle de marbre par terre qui rappelle cette colonne d’infamie. Celle-là aussi, il faut savoir qu’elle est là ...