Récits et Légendes de Venise
Aux grand maux, très grands remèdes
La peste, la thériaque et autres potions
V4 06/03/2024
Carrefour des poisons, virus, bactéries et épidémies.
S’il est bien un endroit où les pharmaciens et autres charlatans ont fait fortune, c’est bien Venise.
En effet, à Venise il y avait un incessant brassage des populations, de marins, de commerçants, d’ouvriers, d’étrangers, d’esclaves, de bourgeois artisans ou de Nobles, arrivant de toute l’Europe, communiquant avec la Turquie, le Moyen-Orient ou même les Indes ou la Chine, (comme Marco Polo mais il était loin d’être le seul).
Et bien sûr, on y prenait toutes les maladies possibles. possibles : paludisme, syphilis, lèpre, choléra et dysenterie, et surtout, la peste. Thomas Mann a très bien analysé et raconté dans "La mort à Venise" l'épidémie de choléra en 1911. Torcello, île si prospère de 20 000 habitants vers l'an mil, disparait de la carte avec le paludisme. Concentrons-nous sur la peste et la syphilis.
Commençons en gaîté
La peste bubonique se prend par des puces ayant côtoyé des rongeurs infectés par la bactérie Yersinia Pestis la bien nommée.
La peste pulmonaire, elle, se prend par voie aérienne. La bubonique, plus fréquente, attaque les ganglions, se propage dans les poumons, et devient pulmonaire (donc très contagieuse), et cause en 3 jours la mort par septicémie dans 80% des cas sans traitement.
Aujourd'hui la tétracycline est très efficace si prise à temps.
Elle n'a pas disparu (50000 morts entre 1990 et 2000, principalement dans les pays pauvres, comme Madagascar en ce moment). Elle peut disparaître pendant très longtemps et reprendre par des épidémies dévastatrices sur de nombreuses années.
La peste à Venise (et alentours)
La peste a été surtout propagée (mais pas toujours) par les échanges commerciaux entre l'Europe et l'Orient. A Venise le trafic maritime était incessant dès le 8ème siècle, et les maladies arrivaient facilement par les marchandises ou les hommes venant de la route de la Soie, des ports de la Grèce, de la mer Noire ou du Moyen Orient principalement.
La Peste a frappé Venise d'abord en 542 et 750 (30 millions de morts dans le monde), et après une longue absence, elle revient six fois (au moins), avec des hécatombes (1347 à 1353, 1460 à 1485, 1506, 1575, 1630). On reviendra sur deux de ces épidémies en détail à Venise plus loin.
La première épidémie sourcée en 1347
En 1320, une peste noire venue des steppes mongoliennes tua presque 60% des Chinois et se propagea pendant 30 ans dans le monde oriental puis dans toute la Chrétienté.
En 1346, les Gênois faisant le siège de Caffa (Dalmatie) sont bombardés de pestiférés décédés, et ramènent la peste bubonique en Italie. C'est la catastrophe, d'autant plus qu'en janvier 1347, avec en plus un tremblement de terre et la famine qui s'ensuit sur la Terre Ferme, les gens se réfugient dans la ville de Venise.
C'est l'hécatombe. Sur 120000 habitants près de 40000 meurent à Venise, dont 75% de membres du Sénat et aussi 100 millions dans le monde.
Trois fonctionnaires aux larges pouvoirs sont désignés pour connaître les causes et apporter des solutions. En vain. La peste se prolonge jusqu'en 1353 et disparaît comme par magie.
On décide en 1423 (ou 1403 ??) de créer un hôpital pour soigner les lépreux et les pestiférés. Situé sur une île toute proche du Lido, Santa Maria di Nazareto (Sainte Marie de Nazareth), il est appelé Nazaretum, et durera jusqu'en 1630.
Ci-dessous le plan de l'époque, et la vue d'avion de l'île aujourd'hui. On peut voir le quai d'amarrage des bateaux, les bâtiments très ordonnés, et surtout, les nombreux foyers d'où s'échappent les fumées des herbes odorantes brulées jour et nuit, sensées éloigne le mal de l'endroit.
Les morts ont enterrés sur place (on a trouvé des charniers importants sur l'île, plus de 2000 squelettes) ou mis en terre à Poveglia ou Fusina.
Les médecins arborent des tenues dont le point le plus original est un masque au nez allongé et courbé pour "se protéger".
Il est en effet rempli d'herbes odorantes (thym, sauge, mélisse, camphre, rose, menthe), d'éponges imbibées de ces parfums ou de thériaque (très populaire plus tard au Carnaval).
Outre ce nez, le costume, lui aussi imbibé de ces mixtures d'herbes, se compose typiquement d'une longue tunique faite en lin, en cuir ou en toile cirée, descendant jusqu'aux chevilles et enserrant la tête dans une cagoule, des culottes en cuir fixées au bottes et aux jambières, d'un chapeau noir à large bord et d'une longue cape noire, ainsi que des bésicles. Il s'agit de fermer le corps entier aux pestilences, et on aura une pensée pour les gens qui devaient à mains nues ramasser les malades et les jeter dans les barques.
On désigne des habitants (souvent des prisonniers, des ouvriers, des religieux volontaires) pour compter les personnes atteintes ou suspectes, et pour les transporter (leur vie ne devait pas durer longtemps) vers les bateaux qui les emmènent hors de la ville.
Par la suite, Venise s'organise fortement pour prévenir la suivante par des mesures d'hygiène. En 1440, 3 magistrats (à nouveau) sont désignés pour 1 mois afin de trouver "ce qui corrompt l'air de la ville", et lutter contre la peste.
Mais les résultats sont peu efficaces, dans la continuité des théories d'Hippocrate et de Galien (excès d'humidité qui corrompt l'air !). On renforce les contrôles sur les comptoirs de la Mer Noire, on brûle des herbes dans les navires. Les lavements, les purgations, les saignées explosent. En vain aussi.
C'est reparti en 1460
A partir de 1460, la peste est présente pendant 25 ans et disparait de nouveau.
En 1461, une magistrature spéciale est créée, comme 20 ans auparavant avec des pouvoirs importants Mais rien n'y fait.
La dogaresse en meurt en 1479 et le Doge Giovanni Mocenigo la suit en 1485. La même année on crée (encore), une magistrature des Provéditeurs à la santé, chargée de la politique d'hygiène.
Anecdote vénitienne : les chats pullulent à Venise, parce que de tout temps ils sont considérés comme des bienfaiteurs de la ville car ils chassent les rongeurs potentiellement infectés ! Alors on les protège, et on les nourrit tous les jours !
Les Vénitiens inventent les lazarets et la quarantaine
Entre autres responsabilités, les Provediteurs vont créer, pour la première fois dans l'Histoire des espaces dédiés sur les îles éloignées de Saint Marc, mais dans la lagune : les lazarets.
Ce nouveau mot vient du croisement de "lazaro" ("pauvre", en espagnol, devenu "fripouille", "fainéant" en italien), et de l'île Santa Maria di "Nazareto" ("Nazareth"), la première île à abriter un lazaret, mais aussi du Lazare de la Bible, le lépreux.
Le lazaret a pour vocation de recevoir les personnes malades de Venise (pour diminuer la propagation dans la ville et guérir ceux qui le peuvent), et aussi de contrôler systématiquement tout ce qui est importé de l'extérieur (bateaux, marchandises, équipages, esclaves) avant de pénétrer dans les entrepôts de Venise. Les premiers sont envoyés à l'hôpital de Santa Maria di Nazareto, renommé plus tard le Lazzaretto Vecchio, face au Lido.
En effet, en 1468, le Sénat de Venise crée le Lazzaretto Nuovo (près de Burano face à Sant'Erasmo) pour contrôler tous les bateaux venant de l'étranger. Ils étaient parqués dans un chenal tout près, et devaient arborer le drapeau de la quarantaine.
Cette énorme bâtisse de 100 chambres devient vite insuffisante et on y arrime en plus des bateaux et même des galères pour accueillir ce monde, au point que l'île apparaît comme assiégée par une armada.
La Sérénissime se rend compte de l'inefficacité des moyens mis en œuvre, et frappe un grand coup. Elle prend en 1485 (Marco Barbarigo) et 1486 la décision de créer la magistrature permanente des Provveditore alla Sanita, 3 magistrats (désignés pour un an, non payés, et ne pouvant pas refuser), aux pouvoirs illimités (y compris condamnation à mort). L'institution existera jusqu'à la chute de la République en 1797.
Une administration rigoureuse bien vénitienne, avec des chartes sans fin, se met en place avec pouvoirs illimités (fermer les auberges et les bordels, interdire la fuite des Nobles, refuser des arrivées de cargaisons, contrôler les pharmacies et les remèdes proposés, etc), avec médecins, croque-morts, experts, et même militaires.
La Quarantaine est une invention du Sénat Vénitien visant à vérifier que les équipages n'étaient pas atteints de maladies infectieuses, et le délai de 40 jours (en réalité de 22 jours) autorisait à penser, si tout allait bien, que le bateau ne portait pas de maladies.
Mais les moyens employés étaient dérisoires : fumées d'herbes aromatiques (romarin, genévrier, laurier, sauge), vinaigres, potions exotiques, de bien maigres remèdes.
A noter que la Scuola Grande di San Rocco, est reconnue en 1478 avec l'objectif de secourir les malades des épidémies.
Saint Roch lui-même fut atteint de la peste et se réfugia dans une forêt, avec un chien qui lui apportait de la nourriture chaque jour.
Il guérit miraculeusement de la maladie. On peut voir sa statue au sommet de la façade de l'église San Rocco, avec son chien qui tient dans sa gueule la miche de pain (en bas à gauche, sa gueule et la miche).
Dans la Scuola (mais réalisées bien plus tard), on peut voir sur les murs de l'escalier de Scarpagnino menant à la salle capitulaire, deux toiles, l'une en haut à droite de Pietro Negri (La Vierge délivre Venise de la peste, 1673) et l'autre d'Antonio Zanchi (Apparition de la Vierge au pestiférés, 1666).
1575 La peste et l'église du Redentore
En 1575, une énorme épidémie ravage toute l’Europe, et Venise n’est pas en reste. Près de 50000 dans les deux années qui suivent, avec très peu de mesures efficaces pour assainir ou traiter les lieux et les gens.
De nouveaux lazarets apparaissent, placés sur les îles au large dans la lagune, ou même dans des bateaux arrimés au large. On y entasse les malades qui ont quelques heures à vivre, les manipulateurs sont des prisonniers ou des étrangers, et quelques congrégations religieuses. En 1576, le Titien, le plus grand peintre de la Renaissance, en meurt (il avait quand même 90 ans …).
On construit sur l'île de Poveglia (déjà connue pour les léproseries) un autre lazaret (on dit que 160 000 cadavres y ont été brûlés).
Devant ce fléau, en 1575, le Sénat implore l’aide de Dieu en personne pour conjurer l’épidémie. Il décide de faire construire à la Giudecca (la grande île du sud de Venise qui doit son nom aux Juifs originellement vivant là) la Chiesa del Santissimo Redentore.
La première pierre est posée le 3 mai 1577.
Curieusement, la maladie a déjà régressé, et se termine en juillet 1577. Alors on fait un immense pont de barques de 600 mètres de long, et on part en procession sur le chantier. Et la Redentore est achevée.
Cette fête perdure tous les ans depuis, et mobilise pas mal de monde. La fête dure tout le weekend, le pont de barques fait place à des barges plus stables, et des régates ont lieu tout le dimanche.
1630 la peste et la Salute
Rebelote si l’on ose dire en 1630.
Partie de Lombardie, la peste atteint début 1630 Mantoue assiégée par Ferdinand (on est en guerre de Trente ans avec une défaite cuisante de Venise contre l'Espagne et le Pape). Des ambassadeurs arrivent à sortir et à aller à Venise pour demander des vivres, ils sont isolés sur l'île de San Servolo.
Mais en juillet 1630 un menuisier habitant près de Sant’Agnese et travaillant chez l'ambassadeur et sa famille terrassés par la peste, l'introduit dans Venise, et elle se propage rapidement compte tenu de la situation sanitaire et des mouvements de populations.
On organise des processions sans fin sur la Piazza, des chasses aux "propagateurs de peste" (les Untori). On importe des barges de chaux vive de Trévise, on fait construire des milliers de lits à l'Arsenal (la moitié des Arsenalotti mourra) pour les mettre à San Servolo.
Le 22 octobre 1630, le Sénat et le Doge font le vœu de construire une église, celle-ci dédiée à la Saint Vierge, et d'y organiser une procession solennelle annuellement. Avec 14000 morts en novembre, la (dernière) peste va tuer plus d'un quart de ville (50000 morts environ en tout) jusqu'en novembre 1631 où elle s'éteint comme elle était arrivée. On rase toute la pointe de Dorsoduro, on y plante plus d’un million de pieux, et on bâtit dessus.
Entretemps, le jeune Baldassare Longhena, à 27 ans, est choisi comme architecte de la nouvelle église, on rase le vieil hospice existant, et toute la pointe de Dorsoduro, on y plante plus d’un million de pieux
Un emprunt est levé, 10000 ducats sont demandés aux Juifs. Niccolo Contarini Doge pose la première pierre le 1er avril 1631 (et meurt tout de suite après avec la dogaresse et sa famille, de la peste). Longhena va y consacrer 50 ans, et cela ne suffira pas, il meurt en 1682. L'église, reprise par Gaspari, est achevée en 1687 (consécration officielle en novembre). Il s’inspira beaucoup des solutions définies par l’architecture classique d’Andrea Palladio.
En novembre 1631, la peste disparait comme elle est arrivée !
Prévue pour le 21 novembre, la première procession à la Salute eut lieu le 28 novembre. Un pont de barques enjambait le Canal (comme pour la Redentore, mais c’est nettement moins compliqué) depuis la Piazza jusqu'à l'église à peine commencée.
Pendant tout ce temps les pharmacies et les charlatans fleurissent avec des potions, onguents, vêtements et masques en cuir. De là viennent les costumes initiaux du carnaval avec ces longs masques pointus, ces tenues épaisses et extravagantes.
La peste oui, mais pas que …
Mais la peste n’est pas le seul fléau. Un autre fléau est la syphilis. En effet, port et carrefour de l’Europe, Venise était le lieu privilégié pour les courtisanes et autres prostituées, des deux sexes d’ailleurs. L’église de San Cassiano fut fermée avec des chaînes à cause des pratiques sodomites trop fréquentes dans l’église.
A maintes reprises, le pouvoir prit des mesures pour interdire les pratiques de prostitution, mais évidemment, comme le jeu avec les casinos, rien n’y faisait, et on se mit alors à encadrer la profession si on ne pouvait pas l’éradiquer, tout en mettant l’accent sur les relations hétérosexuelles (l’homosexualité était encore vivement combattue).
D’ailleurs, le Ponte delle Tette porte bien son nom : en effet, avec le quartier des Carampane (Ca’ Rampani, maisons appartenant à la riche famille Rampani), lieu de résidence d’une foule de prostituées, à cet endroit, les filles se mettaient à leurs fenêtres, les seins découverts. Ceci pour montrer qu’elles étaient du bon sexe aux amateurs qui passaient par là, souvent intéressés …. Tette signifie tétons au pluriel, inutile de préciser. Il y a d’autres calle (calli ?) et ponte della Tetta dans Venise.
En dehors de ces deux maladies, il y en avait certes beaucoup d’autres, dues à la malnutrition, à l’hygiène déplorable, à la lagune et les canaux pestilentiels, à l’importation de denrées minées par des virus et autres bactéries non indigènes et qui frappaient encore plus violemment les habitants.
Tout cela faisait la fortune des spécialistes des herbes, onguents, et autres potions à base de produits pas toujours recommandables pour faire un médicament ! Venin de serpent, corne de rhinocéros, fiente de pigeon, urine de cheval et autres joyeusetés dont j’arrête la liste ici, composaient allègrement ces remèdes magiques ; Et tout le monde se ruait dessus, bien entendu.
Rangone à San Zulian
San Zulian est une église coincée au milieu de San Marco, et c’est un carrefour extrêmement peuplé de touristes du matin au soir, qui se croisent entre les Mercerie nord-sud (Rialto Piazza), et Fiubera Guerra est-ouest (Fenice Santa Maria Formosa).
Elle a une particularité : le financeur de la reconstruction, Tommaso Rangone, obtint du Sénat l'autorisation d'avoir sa statue sur la façade, chose normalement impossible pour un laïc à l'époque.
(je pense que c'est lui qui a financé le tableau du Tintoret "la translation de Saint Marc" dont on parle dans mon récit sur l'arrivée de Saint Marc à Venise)
Rangone, à la fois médecin, philosophe et astrologue, venait de Ravenne. Il fit fortune à Venise avec une potion à base de plantes dont la salsepareille et la gomme arabique, censée guérir de la syphilis (il avait la clientèle toute trouvée à Venise …) et la fièvre jaune.
Sansovino reçut de lui des consignes strictes pour que la façade, qu'il finançait, soit entièrement à sa gloire : sur son catafalque, sa statue de bronze, et des panneaux en plusieurs langues sur sa renommée en tout.
On dit que le catafalque de marbre épouse le corps de Rangone). Au-dessus, sa statue de bronze (de Sansovino est entourée de deux globes.
A droite représente le globe céleste à 44°30 (la latitude de Venise) et les constellations à sa naissance le 18/08/1493.
A gauche on voit la Terre avec l'Afrique et l'Amérique du Sud (d'où provenait le bois d'Inde). Dans sa main droite, deux plantes (la salsepareille, et la gomme arabique) entrant dans la composition de son remède contre la syphilis.
Sa main gauche tient son ouvrage (« comment vivre 120 ans et plus »). Il avait étudié les Vénitiens qui c'est un fait avait de longues vies (voir les Doges en particulier). Il est mort à 84 ans tout de même.
Il y a un cartouche sur la façade indiquant la permission donnée par le Sénat d'ériger cette église au souvenir de l'âme pieuse de "Thomas", Philologue de Ravenne et Physicien.
D'autres cartouches portent des inscriptions ici en hébreu, mais aussi en grec et en latin. Elles illustrent la grandeur et la générosité de Rangone (il était aussi mégalomane que bon homme d'affaires).
On va maintenant présenter ici quelques exemples de ce qui reste à Venise de ces périodes douloureuses et de quelques acteurs et endroits où cela vaut le coup d’y être préparé.
La pharmacie à Venise
Venise a été très longtemps, du 11ème au 19ème siècle, la capitale de la Pharmacie européenne. Ceci pour au moins 4 raisons :
1. Les bibliothèques, en particulier la Marciana sur la Piazza, conservent des milliers d’ouvrages de médecine venus d’Arabie et de l’Orient : Avicenne, Averroes, etc. Ces livres étaient importés facilement compte tenu des échanges avec ces pays en avance à l’époque.
2. Les produits entrant dans la composition complexe (et farfelue) des « remèdes » étaient facilement trouvables avec l’importance du commerce vénitien avec les pays arabes et le Moyen-Orient. A partir de 1468 les équipages et les cargaisons remplies d’épices et autres graines exotiques étaient mis en quarantaine dans l'île du Lazzaretto Nuovo, avant de débarquer au Rialto.
3. Avec l’arrivée de l’imprimerie et la création de très nombreuses maisons d’édition, les ouvrages sur la médecine et la pharmacie ont explosé à Venise. La profession de pharmacien est devenue très réputée au point qu’ils avaient même le droit d’épouser une femme noble !
4. Le terrain était idéal pour toutes les épidémies et de maladies exotiques, et allait créer des traitements aussi exotiques. Il y eut à un moment plus de 90 pharmacies à Venise. Au début du 17ème siècle, une loi interdit de créer de nouvelles pharmacies à moins de 100 pas vénitiens d’une autre. Ces officines fabriquaient des tas de produits miracles aux mélanges redoutables de complexité. D’ailleurs les contrefaçons (avec de fausses étiquettes ou de faux produits), et les remèdes imaginaires florissaient, y compris dans les monastères qui exportaient à tout va des produits non contrôlés en Europe. On verra plus loin l’exemple de la Thériaque.
La Spezieria all'Ercole d'Oro à Cannaregio
C’est encore et toujours une pharmacie, au 2223 de Cannaregio (Strada Nova, la grande avenue qui va vers la gare et vers Santi Apostoli, parallèle au Grand Canal).
Elle a conservé une salle de l'ancienne pharmacie tout bonnement magnifique, et il ne faut pas la rater si on est dans le coin (juste après l’église San Felice et juste avant le Campo Santa Fosca).
On y voit les anciennes boiseries de noyer, les pots, les ustensiles et les décors. C’est aussi l’endroit où les érudits Vénitiens aimaient se rencontrer pour discuter ésotérisme, astrologie ou philosophie.
On y inventait et on y produisait des potions à base de venins, et des pilules purgatives (del Piovan) de réputation internationale.
La thériaque
C’est un contrepoison.
A l’origine, on a un poème portant sur les morsures par des animaux, par un poète grec au 2ème siècle AVJC en Ionie. Il s’intitule la Thériaca (qui signifie vipère).
Le roi Mithridate en 65 AVJC inventa cette potion avec 46 ingrédients.
Plus tard, Andromaque le Vieux, le médecin de Néron, rajouta 25 autres produits et on lui donne ce nom définitif dans les ouvrages de médecine. Le fameux philosophe et médecin Galien lui donne dans ses ouvrages ses lettres de noblesse au 2ème siècle.
A Venise elle connut un grand succès (l’empoisonnement était assez courant au Moyen-Age). Sa production était extrêmement réglementée par le Sénat et les Provéditeurs à la Santé.
Ils avaient défini précisément les lieux de production seulement dans la ville, parmi lesquels :
A l’enseigne des deux Sarrasins dans la Merceria
A la pharmacie de la Tête d’Or à San Bartolomeo à côté du Rialto
Alla Vecchia à San Luca
Alla Nave à San Moise
A la farmacia di San Stefano,
Au ponte dei Bareteri sur le chemin entre Rialto et Piazza (pharmacie de l’Autruche d’Or) (photos ci-dessous)
Les composants devaient être exposés au public pendant trois jours. Puis on sortait des mortiers en bronze, ou plus tard des espèces de gros chaudrons en cuivre qu’on remplissait de plus de 60 composants tout aussi fantaisistes les uns que les autres (corne de licorne, en fait de narval, testicule de cerf, chair de vipère, et plein d’autres graines et herbes exotiques). Mais aussi et surtout beaucoup d’opium (le pharmacien vénitien était un malin …).
La préparation à la fin du printemps était faite en présence et sous la surveillance étroite du Conseil des Pharmaciens, du Collège des Médecins, des Examinateurs de la République. De grandes foules regardaient le spectacle avec l’arrivée des cages remplies de vipères vivantes.
Sa maturation était très longue, justifiant le prix élevé, et augmentant son attractivité auprès des amateurs et badauds. Elle devait être laissée à fermenter pendant un an et demi. Comme il y avait plein de contrefaçons et de charlatans, en 1258, le Sénat impose au moins 6 mois de fermentation avant la vente : « Quod nullus vendat turiacam nisi sit facta ultra menses sex ». Et toc.
Contre quelle maladie servait-elle ? A peu près toutes, même si au départ c’est un antidote aux poisons à base de jus de pavot. Mais on a eu vite fait d’étendre son pouvoir.
Le dépliant publicitaire (vrai) indique : « per Veleni, per Flati, e mille Mali »
Aujourd’hui, on a des gélules et des prestations plus sérieuses même si on ne sait pas trop si c’est vraiment aussi efficace que la notice le dit.
Que reste-t-il à Venise de cette Thériaque ?
Si vous êtes allé à Venise vous avez déjà marché au moins une fois sur un vestige concret de la fabrication de la thériaque.
Au campo San Stefano, regardez où vous mettez les pieds. Ce campo est célèbre pour ses courses de taureaux, pour ses palais imposants (Loredan, Morosini, Pisani, Cavalli Franchetti, etc).
A peu près au niveau du palais Loredan, il y a en face une pharmacie, et des cafés vers l’église San Stefano. Allez au coin de la pharmacie et faites quelques pas entre celle-ci, le café proche, et la statue de Tommaso, , appelée Cagalibri, car il est assis sur une pile de livres qui semble sortir de son postérieur. Cherchez des traces rondes dans les gros pavés du campo. (lieu de la prise de photo)
Il y en a plusieurs. Elles correspondent aux pieds ronds des chaudrons utilisés pour fabriquer la thériaque. Tout le monde marche dessus, personne ne les voit. C’est vrai qu’elles sont presque invisibles. Mais elles sont bien là.
Ce sont des traces rondes d'usure des pavés, dues aux pieds des chaudrons et mortiers servant à fabriquer la Thériaque. La thériaque était une potion magique, à base d'ingrédients aussi nombreux que dégoutants, sensée guérir de tous les maux et en particulier de la syphilis qui sévissait ici à cause des mœurs douteuses et des 10000 prostituées ayant pignon sur rue.
Le campo, où se déroulaient des courses de taureaux jusqu'en 1800, était le lieu de rencontre privilégié des Nobles, et de nombreux palais l'entourent.
J’en ai trouvé une autre par pur hasard dans la rue que j’ai foulée probablement 50 fois, sans l’avoir vue, jusqu’à ce jour de 2015 dans la Ruga San Giovanni près de la Farmacia del Castoro et de l’église San Giovanni Elemosinario. (tout près du Rialto).
Enfin, en 2022, j'ai fini par trouver la trace de mortier devant la porte de la Pharmacie célèbre "alle due colone" (Cannaregio Calle del Spezier 6045, petite place carrée discrète, depuis Santa Maria dei Miracoli, traverser le campo SM Nova et c'est à gauche, spezier signifie pharmacien).
Elle est célèbre à cause du procès qui l'a opposée à une autre pharmacie dénommée "Alle due colone", située au campo San Polo, (voir la balade San Polo Santa Croce 1 ), procès gagné qui condamna l'autre pharmacie à buriner la moitié d'une colonne de son enseigne et devenir "Alla Colona e mezza" !!).
Les ingrédients de la Thériaque
A Venise et Montpellier, la thériaque utilisait largement l'opium et les crânes de vipère. Mais la formule a évolué avec le temps, les crânes et venins de vipère ont disparu, ainsi que les cornes de narval et autres animaux desséchés. À la fin du 19ème siècle, selon le Codex, la formule légale de la thériaque était la suivante :
Je ne peux résister à vous lire (traduction en français) la notice sur la thériaque à Venise, éditée par la pharmacie située au pont des Bareteri (San Marco à côté du Palais Venier siège de l’Alliance Française).
La thériaque d'Andromaque est une composition réglée en toutes ses parties, et tellement sûre de ses effets qu'elle surpasse tout autre médecine. On peut dire, grâce à Dieu, que c'est LE remède conçu pour la préservation de l'homme, et utile aux nombreux maux qui affligent le corps humain, et qu'il n'est pas besoin de grande explication supplémentaire. Nonobstant l'universalité des bénéfices de la thériaque, on va en décrire quelques-uns particuliers faisant partie de ses vertus prouvées depuis des siècles.
D'abord elle garde tous les composants du corps sain, en lui assurant un juste équilibre des fluides et des solides.
Elle préserve des infections du mauvais air, humide, et contagieux. Elle conforte le cœur, rend l'esprit allègre, et le tempérament robuste.
Pour les voyages en saison mauvaise ou dans les pays froids, une dose chaque matin sera des plus utiles.
Dans la tête elle annule les vertiges, éclaircit la vue, précise l'audition, cure l'épilepsie, les spasmes.
Dans la gorge, elle enlève la toux, libère les glaires et les humeurs grasses.
Dans l'estomac, elle guérit tous les problèmes, fortifie l'organisme, restitue l'appétit perdu, calme la faim.
Dans le foie, elle calme tous les excès de repas, et dans les reins elle purge toutes les saletés.
Elle provoque les menstrues, et réduit les hémorroïdes.
Elle guérit les douleurs des coliques, des diarrhées, des flatulences, et des urines.
Elle est recommandée aux podagres, et pour les douleurs des articulations et les sciatiques.
Avant d'aller au lit, prendre une dose, et elle facilite le sommeil (NORMAL : il y a de l'opium!).
Mais la plus grande vertu de ce prodigieux anti poison, toujours avec succès, est de calmer tous les maux de ventre, éliminer tous les vers des intestins aussi bien chez les enfants que chez les adultes, et de guérir tous les empoisonnements pris par la bouche, par piqûre d'animaux, en l'appliquant sur la partie touchée.
Elle convient à tout le monde sans exception, dans tous les endroits, à toute occasion, avec une plus petite dose pour les enfants, plus grand pour les adultes mal portants. On peut l'utiliser toute l'année, sous tout climat.
Que soit louée la Providence de notre Seigneur Dieu, qui nous a donné un remède aussi efficace et aussi sûr.
Avec cela la renommée de cette Pharmacie Antique garantit l'exactitude avec laquelle elle fabrique ses remèdes et particulièrement cette thériaque.
Et pour cela et afin d'éviter les fraudes, le propriétaire actuel de la pharmacie, fabricant et successeur du Signor Gio, moi Battista Albrizzi, qui signe en dessous de ma propre main.
Bon, et en France ?
La thériaque s'est rapidement propagée dans toute l'Europe
En passant aux Hospices de Beaune, surprise, de magnifiques pots de thériaque trônent dans la pharmacie.
De même, à Chenonceaux, l'apothicairerie affiche 2 pots de thériaque.
Enfin, à Lyon même (ma ville), j'en ai trouvé à la Maison de la Gastronomie (dans l'Hôtel Dieu), dont un pot de Mithridate, ancêtre de la thériaque.
On peut aussi y voir une toile de religieuse (infirmière) tenant un pot de thériaque, signe que l'on y accordait bien des pouvoirs.
Sources : Histoire de Venise (Zorzi, Daru),
Venise.com, e-venise.com, wikipedia.fr, en.wikipedia.org, lazzaretti.it,
institut Pasteur, https://theswedishparrot.com/,
http://www.scuolagrandesanrocco.org/ (Scuola grande di San Rocco), et beaucoup d'autres.