Récits et Légendes de Venise

Nicolotti et Castellani

rivalité séculaire, bagarres et conséquences dans la ville

rev1 02/11/2023

 

Introduction

Dans ce récit véridique, on va décrire ces deux clans belliqueux qui se sont fait la guerre (le mot est trop fort mais cela a duré des siècles) à Venise en organisant des combats homériques, de préférence sur des ponts, qui ont été immortalisés par maints tableaux et maintes gravures tant leur réputation et leur renommée en Europe étaient connues. Et les signes existants de ces bagarres et de cette rivalité dans Venise

Les Nicolotti

Dans ce quartier ouest de Dorsoduro, proche de l'église San Nicolo dei Mendicoli, perdu au bout de Venise, et plutôt miséreux, prospérait la « tribu » des Nicolotti,  en majorité des pêcheurs plutôt pauvres, durs au labeur. Ils élisaient un Gastaldo (un chef, élu par toute la population, et considéré comme un Doge) et avaient des traditions bien à eux. Ils furent rejoints par des habitants d’autres sestiere (San Polo, Santa Croce et Cannaregio, soit l’ouest de la ville). Pour tout dire, la faction était encore plus ancienne et son origine date du Doge Sebastiano Ziani  dans les années 1170, avec des gens plutôt de San Polo et Santa Croce, sestiere très marécageux aussi. Ce n’est que plus tard que les paroisses de Dorsoduro Ouest se joignirent à eux et l’ensemble fut rebaptisé Nicolotti en référence au quartier de San Nicolo dei Mendicoli.


Les Nicolotti étaient plutôt méprisés par le reste de Venise au début du Moyen-Age, et ils lui rendaient bien. En particulier envers les habitants de Castello tout à l’autre extrémité de Venise.

Les Castellani

Les Castellani provenaient de Castello, à l’autre bout de la ville. Ils furent aussi plus tard rejoints par ceux de San Marco, et même de Dorsoduro est, soit la moitié est de la ville. En majorité on peut dire qu'au début ils travaillaient à l'Arsenal.

 

Ils gagnaient un peu plus que les Nicolotti, avec des métiers bien considérés (l'Arsenal était vital pour Venise, avec une galère construite par jour, dans une chaine de fabrication complexe, aussi productive que nos usines à la chaîne aujourd'hui). Henri VIII, quittant le royaume de Pologne pour devenir roi de France, passa par Venise et fut ébahi après sa visite de l'Arsenal.

Et surtout, les Arsenalotti comme on les appelaient quand ils n'allaient pas se battre, avaient le respect des Vénitiens car ils étaient considérés en plus  comme la garde fidèle et rapprochée du Doge (ce qui s'est avéré exact de nombreuses fois, en particulier lors des insurrections visant à faire tomber le Doge).

Les Castellani portaient un bonnet rouge et une écharpe (ou ceinture) rouge.

 

Les Nicolotti portaient un bonnet noir et une écharpe (ou ceinture) de même couleur 

La carte indique leurs fiefs respectifs aux extrémités de la ville, les autres points sont les endroits remarquables mentionnés dans cette histoire.

Bagarres organisées sur les ponts de Venise

Il y eut, pendant des siècles, des bagarres mémorables entre ces deux factions. Elles aimaient se bagarrer mais pour l’honneur plus que pour le pouvoir. Les affrontements se déroulaient en général entre septembre et décembre, ils étaient prévus à l'avance par les deux parties, et n'étaient pas conçus pour faire des morts.

L’origine de ces combats fut peut-être le fait qu’un curé de San Pantalon pas loin de Santa Margherita dans Dorsoduro s’était vu imposer une dîme par l’évêque de Castello à l'autre bout de Venise. En réaction les habitants du quartier de San Pantalon étaient allés trucider l’évêque.

Ainsi, des groupes pouvant atteindre des centaines de combattants, se formaient et se donnaient rendez-vous dans Venise, particulièrement de chaque côté d'un pont. Ils arrivaient avec leurs bonnets et leurs écharpes, munis d'armes généralement en bois (lances, gourdins, non mortelles), et au signal, se ruaient sur le pont pour en atteindre le milieu, afin de planter victorieusement leur bannière. Mais cette mêlée générale à coups de bâton et de coups de poings, faisait abondamment tomber les adversaires dans l'eau du rio en-dessous, les ponts n'étant pas munis de rambardes à l'époque. Les habitants assistaient en riant à ces combats et parfois même  certains s'y mêlaient !

 

Les bandes de « jeunes des banlieues » n’ont rien inventé (avec l’honneur en moins).

 

Avec le temps des règles furent établies et à la fin l’objectif n’était pas que de se taper dessus et se faire balancer dans le rio, mais de montrer sa supériorité physique dans des corps à corps ou combats à terre avec des bâtons. Il faut dire que les pêcheurs aussi bien que les ouvriers étaient tous costauds ! Au début on les appliquait, sous forme de duels à mains nues, ou combats avec des bâtons, mais très souvent cela se terminait tout de même par une empoignade générale.

 


Ces affrontements  n’étaient (curieusement) pas interdits par le gouvernement qui avait de bonnes raisons de laisser faire :

1.       les hommes extériorisaient leur animosité naturelle au lieu de se battre dans les tripots

2.       c'était un excellent entraînement physique, utile en cas d'invasion.

      3          en se battant, ils ne pensaient pas à se soulever contre le pouvoir central.  

Les ponts restés dans les mémoires

Au moins 2 sont restés célèbres, le pont des Poings à San Barnaba, et le pont de Santa Fosca dans Cannaregio, mais les rencontres pouvaient avoir lieu ailleurs (on a une gravure du pont des Carmini, pas loin des Pugni, en face de l'église des Carmini à Dorsoduro).

 

Des tableaux et des gravures ont été réalisés pour cela, en particulier au musée de Nuremberg on peut voir un tableau de Josef Heintz le Jeune (1673) représentant le fameux combat (un peu exagéré peut-être …) sur le Ponte dei Pugni près de Ca Rezzonico à San Barnaba (Pugni signifie poings, et le pont était dépourvu de parapet).

Un autre tableau (anonyme) montre ce combat presque aussi effréné.

Ci-dessous, une bagarre au ponte dei Carmini, en face de l'église éponyme.

Ce qu'on peut encore voir dans Venise

 

Bien sûr, le Ponte dei Pugni, qui a été reconstruit ensuite, avec un parapet. Il se trouve sur la Fondamenta Gherardini qui part de la Ca'Rezzonico et longe l'église San Barnaba, dont le rio abrite encore la fameuse barque du vendeur ambulant de primeurs.

De même, sur le Pont de Santa Fosca à Cannaregio (près de Strada Nova et San Felice), on peut voir  4 traces de semelles en pierre d’Istrie, ce sont les pas où devaient se trouver les combattants au départ, pour arriver à planter le drapeau de leur quartier au milieu du pont. Beaucoup tombaient à l’eau et cela finissait par la victoire de l’un ou l’autre camp après moult coups, gnons, volée de baguettes en bois et plongeons involontaires dans le rio en-dessous.

Autre réminiscence de ces fameux clans bagarreurs, on peut aussi signaler que l’église de San Trovaso, près des Zattere et des Gesuati, comporte deux façades identiques (presque) et deux portails d’entrée. On a dit que c’était pour empêcher les bagarres lorsque par hasard, devait se produire une manifestation dans l’église impliquant à la fois des Nicolotti et des Castellani, chaque faction entrant par une entrée ! Et les deux rangées de bancs dans la nef sont perpendiculaires pour indiquer où les belligérants devaient se placer afin de ne pas se mélanger (c’est même possible). Remarquer que l'église Santa Maria Formosa à Castello possède elle aussi deux entrées et des rangées de banc perpendiculaires, peut-être pour la même raison.

La transformation des combats en d'autres types de concours. En 1705, après un combat très violent, le pouvoir décida d’interdire les bagarres de poings (on utilisait aussi des baguettes et des bâtons).