Récits et Légendes de Venise

Les petits secrets du Grand Canal

Première partie

v3 10/03/2024

 

Introduction

Dans ce récit on va découvrir (ou retrouver) quelques, lieux, anecdotes  et légendes qui parsèment le Grand Canal de Venise, que nous avons tous parcouru en vaporetto ou en gondole. Etant donné le grand nombre de ces histoires attachées aux lieux et palais aperçus, seuls quelques-unes, pouvant éveiller la curiosité et le sourire sans faire appel à une culture poussée de la ville, ont été retenues. La visite commencera à l'embouchure du Canal sur la lagune, et on remontera jusqu'à Piazzale Roma, pour s'arrêter devant des lieux chargés d'histoires que seule Venise peut inspirer. Des lieux qui souvent sont totalement ignorés et resteront encore à l'abri des regards longtemps, mais qui inciteront à les trouver. Dans ce premier récit on s'arrêtera au pont du Rialto, et il y aura une suite dans un autre récit.

Le Ridotto de l'Hôtel Monaco

Y aller : Salizzada San Moise en sortant de la Piazza, puis à gauche dans Calle Valaresso, l'hôtel est au bout. A la réception, demander gentiment un rendez-vous pour visiter ces salles qui servent de lieux de conférences. Lieu très très rarement visité.

Ridotto ("réduit") : lieu de jeux où se rencontraient les riches nobles et les marchands pour gagner ou perdre des fortunes. On parlait aussi de Casino.

Le palais existait déjà en 1122, et sa proximité de la Piazza et des foules de patriciens, banquiers et commerçants l'ont  transformé rapidement en lieu de jeux et de plaisirs, notamment lors du carnaval, qui durait environ 6 mois à cette époque. (incidemment, entrez à l'institut français de Venise, situé au ponte dei Baretieri, voir la page web Casino Venier sur le site)


Le palais existait déjà en 1122, et sa proximité de la Piazza et des foules de patriciens, banquiers et commerçants l'ont  transformé rapidement en lieu de jeux et de plaisirs, notamment lors du carnaval, qui durait environ 6 mois à cette époque.

Les jeux à Venise deviennent officiels vers 1172. On y avait toujours joué depuis longtemps, entre marins ou ouvriers. Mais l'officialisation des jeux est dû à une circonstance spéciale. Des 3 colonnes, d'une seul tenant, rapportées de Césarée en 1122 par le Doge Domenico Michiel, une sera perdue dans la lagune lors de son transbordement sur la Piazzetta. Les 2 autres sont restées sur le sol ne seront levées que 50 ans après, grâce à l'ingéniosité d'un ingénieur lombard (Nicolo Lombardo, appelé plus tard le Barratiero qui signifie "troc"). Des cordages sont attachés au sommet du palais et aux sommets des colonnes, et tendus, puis mouillés. Alors ils raccourcissent et soulèvent les colonnes de quelques centimètres.  On met des cales, on retend et on remouille les cordages, et ainsi de suite, jusqu'à pouvoir les mettre à la verticale. Facile et épatant, non ? Le Doge est bien épaté, et en récompense, Lombardo reçoit le droit d'organiser des jeux d'argent entre ces colonnes. Le Doge ne peut lui refuser ça, pensez-vous, 50 ans !! La folie des jeux commence avec la création de nombreux Casini un peu partout. 



Mais le Sénat, très opposé aux jeux qui ruinaient les riches commerçants et aussi les Sénateurs, finit par trouver la parade à ce cercle de jeux en plein air et indigne. Il décida que les condamnés à mort par pendaison seraient exposés entre les 2 colonnes ! Et Lombardo dut fermer ce lieu de jeux car personne n'avait envie de jouer en dessous des pendus.

 

Finalement le jeu sera interdit par le Sénat, il le fit plusieurs fois d'ailleurs sans grand résultat, mais il perdurera encore des siècles.

En 1638, Enrico Dandolo loue ce palais idéalement placé près de la Piazza et en fait un salon de jeux, qui devient l'un des plus prisés de Venise. Il est rénové en 1768, mais doit fermer après de nombreuses faillites en 1774. Après plusieurs propriétaires, Il devient un hôtel 4* détenu par Benetton et restauré en 2004.

En haut de l'escalier majestueux à droite de l'entrée, on découvre ce salon luxueux, ses plafonds et ses corniches décorées. Très bel endroit à ne pas manquer, tout près de la Piazza.

La sacristie de l'église Santa Maria della Salute

Petite traversée ensuite pour atteindre l'église de la Salute.

L'église signe la fin d'une peste majeure qui va décimer un tiers de la ville en quelques mois entre 1630 et 1631 (soit 50 000 personnes). 

Le Sénat et le Doge Niccolo Contarini (qui en mourra avec toute sa famille) décide la construction d'une église en face de la Piazza dédiée à la Vierge pour l'implorer de faire cesser le fléau. Un appel d’offres est lancé par le Doge, où il est bien précisé que l’église devra être « impressionnante », mais « pas chère »  (rien n’a changé en ce bas monde). Finalement, sa construction est confiée à Baldassare Longhena qui, à 26 ans, qui va y consacrer 50 ans, et cela ne suffira pas, il meurt en 1682.

Les fondations à peine commencées, la peste s'arrête ! Mais l'église ira à son terme, au bout de 56 ans.

La construction de l'église, reprise par Gaspari, est achevée en 1687. Sa silhouette octogonale est unique avec ses 16 "orecchionni", ces gros contreforts en spirale soutenant la grande coupole. Ses dimensions (en pieds.

vénitiens de 35cm), sont basées sur le chiffre 11 de la Kabbale : elle fait 121 (11x11) pieds de long, sa largeur est de 88 (11x8), les côtés de l'octogone font 44 (11x4), les orecchionni sont à 66 pieds (11x6), et les pieux à 88 pieds de profondeur (11x8). La Salute doit être sur des milliards de photos et des centaines de peintres l'ont choisie. Pour les détails, je renvoie à sa description complète sur cette page du site web Dorsoduro-Salute


Note : il a fallu plus d'un million de pieux de bois enfoncés dans le sol marécageux pour permettre la construction de cette église qui, malgré sa taille, reste très légère.

Des dizaines de peintres ont immortalisé la Salute, ici Turner et Monet.

Peu de visiteurs ont poussé la porte de la sacristie, située derrière la troisième chapelle à gauche, pour y découvrir un des chefs-d'œuvre du Tintoret, les Noces de Cana (Jésus change l'eau en vin).  On admirera les servantes au premier plan (Le Tintoret mettait de splendides femmes superbement habillées dans presque tous ces tableaux), et le peintre lui-même à gauche avec sa toge jaune.

La sacristie elle-même est un vrai bijou avec en plus :

Le Palazzo Dario, maudit soit son occupant

La Ca'Dario est une magnifique maison gothique (puis Renaissance), qui tranche nettement avec les bâtiments adjacents.

Elle se distingue par sa façade faite de marbres multicolores, ses oculi décorés, ses cheminées vénitiennes, etc.

On n'est pas sûr de sa création, mais on sait que Giovanni Dario, ambassadeur de Venise à Constantinople au 15ème siècle le fait rénover par le fameux architecte et sculpteur Pietro Lombardo (1435-1515).

 

 Avec ses deux fils Tullio et Antonio, son atelier a produit des dizaines de sculptures dans différentes églises (les Frari entre autres) et de  nombreux monuments funéraires. On lui doit aussi la façade de la Scuola Grande di San Marco, et surtout il fut l'architecte de l'église Santa Maria dei Miracoli à Castello, couverte de marbres à l'extérieur comme à l'intérieur. La Ca'Dario d'ailleurs reprend les marbres multicolores des médaillons et les oculi.

Claude Monet, vers 1900, invité par le romancier Henri de Régnier en séjour chez la propriétaire de l'époque, en a fait de nombreux tableaux jusqu'en 1908, en remarquant bien la structure bancale des deux moitiés de la maison, et son mur gauche penché.

Mais le palais n'est pas connu que pour cela. En effet, ses propriétaires successifs ont vécu des drames incroyables, ce qui l'a rendu pour toujours un palais maudit. Jugez plutôt. A noter que plusieurs versions existent mais toutes signalent ces incroyables séries de catastrophes arrivées aux propriétaires.

Donc Giovanni Dario, fier de son acquisition, s'y installa avec sa fille illégitime  Marietta, qui se maria à un fils Barbaro, Vicenzo. Bon.

Par la suite,

Giovanni fut banni par le Grand Conseil, mourut ruiné.

Son gendre Vicenzo fit faillite et se suicide avec un poignard.

Marietta mourut de chagrin (ou d'une crise cardiaque).

 

Au 17ème siècle, un descendant Barbaro, habitant la maison, était gouverneur de Candie (la Crète). Il mourut assassiné.

 

Cela se calme un peu pendant quelques siècles où l'on n'entend pas parler de scandale ni de mort dans la maison. Mais la malédiction continue. En 1806 la famille Barbaro vend la Ca'Dario à un riche diamantaire Arménien nommé Arbit Abdoll, perdit toute sa fortune et mourut ruiné en 1814.

 

En 1834, Rawdon Brown, scientifique anglais, y habita avec son amant. Ils se suicidèrent tous les deux en 1842.

 

Le magnat américain Charles Briggs, un homosexuel qui avait acheté ensuite la maison, dut s'enfuir avec son amant au Mexique. Son amant se suicida.  Mais la série continue, et très proche de notre époque !

 

Dans les années 1970, le comte Filippo Giordano delle Lanze, fut assassiné par son majordome et amant,  qui l'écrasa avec une statuette dans la maison.

 

En 1981, ce fut le tour du manager du groupe les Who,  Christopher (Kit) Lambert, qui acheta le palais et mourut à Londres peu après.

 

La Ca'Dario est rachetée par Fabrizio Ferrari, un riche industriel vénitien. Il fit faillite par la suite et on trouva sa sœur Nicoletta, vivant aussi dans le palais, morte à côté de sa voiture dans la campagne.

 

La maison fut rachetée par un industriel de la chimie, Raul Giardini, qui se trouva impliqué dans des affaires de corruption, et se suicida.

 

Enfin, le ténor Mario del Monaco, qui pensait acheter le palais, eut un grave accident de voiture qui le fit renoncer à le posséder. Ouf !

 

Et pour finir, c'est Woody Allen qui faillit acheter la Ca'Dario, mais ce qu'on lui raconta le dissuada.

A bien regarder de part et d'autre de la porte d'eau au centre, se trouve une inscription assez difficile à lire :

"URBIS GENIO IOANNES DARIUS"

Qui peut signifier "Giovanni Dario au génie (de l'architecture) de la Ville"

Mais certains y ont trouvé une anagramme :

"SUB RUINA INSIDIOSA GENERO"

Qui voudrait dire : "L'habitant d'ici sera conduit à la ruine"

Le musée Peggy Guggenheim aux étages interdits

Une histoire extraordinaire, celle de ce fameux musée d'art moderne, que tout le  monde connait … ou presque, car pas moi. Peggy Guggenheim acheta la Ca' Venier dei Leoni en 1948 pour y loger ses collections.


Auparavant ce palais appartenait à la famille Venier qui le fit construire en 1749. Cette illustre famille patricienne donna à Venise 3 Doges, des militaires et des gouverneurs. Mais à bien y regarder …

Le palais est de plain-pied ! Pas d'étage noble, pas de colonnes, rien.

D'ailleurs on  la surnomma la "Maifina", la "Jamais finie", tellement ce seul rez-de-chaussée faisait tache au milieu des palais alentours arborant leurs trois étages réglementaires, leurs fenêtres de style byzantin, gothique ou baroque, et leurs fières colonnes.

Et pourquoi donc cette façade de plain-pied demanderez-vous ? C'est à cause du palais en face sur le Canal. Le palais Corner.

 

En 1532, après un incendie à cet endroit abritant un Fondaco (entrepôt des marchands), ce palais est transformé par le célèbre architecte Sansovino.

Sansovino ? Après le Bacchus au musée Bargello, le Saint Jacques du Duomo à Florence, ce sculpteur et architecte se réfugie à Venise en 1527 (après le sac de Rome). Architecte doué, il nous laisse à Venise : la Zecca, la Scuola della Misericordia, San Francesco della Vigna, San Geminiano, et ensuite vers 1537, le réaménagement de la Piazza, puis la Logetta du Campanile. En 1567 il sculpte les deux statues de Mars et Neptune de l'escalier du Palais des Doges.

Avec Andrea Palladio, Baldassare Longhena, Pietro Lombardo, Mauro Codussi,  Sansovino est un des plus illustres architectes de Venise.

Bref il en résulte un magnifique palais Renaissance, avec le rez-de chaussée  égal à 2 étages normaux pour l'époque, Le Vénitien facétieux le surnomma la "Ca'Granda". L'étage noble, bien exposé au sud, offre une magnifique vue sur Dorsoduro, la Giudecca et le Lido au loin. Sans compter le soleil toute la journée. La famille Corner continua à l'habiter en occupant des postes prestigieux dans l'administration (3 Doges, Gouverneurs de provinces, Cardinaux, Procurateurs, Diplomates), c'est dire leur puissance. Aujourd'hui, le palais est la préfecture de la Vénétie.

La Ca' Venier commence à sortir de terre en 1749.  Mais pour les Corner, avec cela en face, adieu la magnifique vue, adieu la clarté et le soleil toute l'année ! Encore plus fort, le  plan initial était pratiquement le même que le palais des Corner, en  plus grand et en plus haut (on peut en voir  une maquette au musée Correr et un graphiste a même réalisé une vue 3D du futur palais). Quelle insolence, quel camouflet intolérable pour la famille Corner.

Selon une version de l'histoire, voyant la Ca'Venier commencer, toute la famille Corner fit une pression énorme sur le Sénat et les administrations, qui finirent par faire arrêter la construction qui se termina donc à son rez-de-chaussée. Bon, c'est une version, les autres sont plus prosaïques (les Venier auraient abandonné leur projet devant la fortune colossale demandée). 

Palais Loredan : la légende de l'homme à la pipe

Je vous raconte une histoire : Biagio, un vieux pêcheur à la retraite, prenait plaisir le soir à se promener le long de Riva del Ferro et Riva del Carbon (en face de Riva del Vin, de part d'autre du pont du Rialto). 

Il allait fumer sa longue pipe et méditait tranquillement en regardant passer les quelques gondoles du soir.

Soudain, dans le sillage de l'une d'elles occupées par deux fillettes de la riche famille Gradenigo, l'eau devient rouge sombre, bouillonne curieusement, et la gondole est alors brusquement soulevée par une énorme bête, à gueule de dragon et aux ailes de chauve-souris. Le Gondolier déjà culbuté dans l'eau s'enfuit à la nage, et les fillettes sont capturées dans les serres de la bête. 


Biagio assiste à la scène, stupéfait, et lance sa pipe de rage vers le dragon, qui ne bouge même pas et s'apprête à partir (la pipe elle disparait dans le Canal). Et Biagio reconnait là Satan en personne. Alors il se lève, étend ses bras face au dragon et lui dit : "Laisse-leur la vie, prends moi à la place". 


Le dragon, d'abord surpris puis amusé, lui répond : "Qui tu es, toi ?Tu te prends donc pour le Christ, qui a embrassé le monde de ses mains, avec tes bras écartés ? Lui, il l'a fait, mais toi ?" Il réfléchit, puis lui annonce : : "Ecoute, si tu peux avec tes bras faire aussi le tour du monde entier, alors je les libèrerai et te prendrai à leur place".

Et soudain, les bras de Biagio se détachent de son corps et s'étendent dans le ciel dans des directions opposées, accompagnés d'une nuée de Chérubins.


Devant l'incroyable spectacle, Satan reste bouche bée. Il libère les fillettes, et, fair-play, il laisse aussi Biagio sur le quai, puis disparait dans le Canal. Et parfois, le soir, avec un peu d'imagination il est vrai, on peut distinguer dans la brume épaisse de décembre, l'ombre de Biagio qui revient s'y promener …

Je vous présente maintenant l'endroit où cet évènement stupéfiant s'est passé : devant le palais Loredan Corner (aujourd'hui la Mairie de Venise avec le palais Farsetti à côté). C'est à 50 mètres du Rialto, près des arrêts des Vaporetti.

Il a été construit au 13ème siècle (en style byzantin) pour loger initialement  un "Fondaco",  (qui vient de "fonduk' en turc"), un immeuble de commerce où les marchandises de toute nature venues de l'étranger étaient débarquées, et où les marins et les commerçants habitaient. Et les douaniers y faisaient leur travail en comptant, vérifiant, taxant tout ce qui arrivait. Autres "fondachi" célèbres : celui "dei Tedeschi", juste après le Rialto, pour les Allemands, devenu la Poste Centrale jusque récemment et aujourd'hui un grand magasin haut de gamme, avec une terrasse à ne pas rater pour la vue. Plus loin, le fondaco "dei Turchi", avec 24 entrepôts et 52 chambres,   aux multiples colonnes, qui est aujourd'hui le musée d'Histoire Naturelle.

Par la suite le palais Loredan est occupé par la famille Corner (Cornaro Piscopia) qui le transforme et l'agrandit. Il passe ensuite au 18ème siècle à la famille Loredan. En 1868 il devient propriété de la commune de Venise.

Si l'on examine bien la deuxième colonne de la façade, on pourra voir, gravée maladroitement par on ne sait qui et on ne sait quand mais il y a bien longtemps, la silhouette de Biagio avec sa longue pipe !

Dernier détail à ne pas manquer en revenant vers le Rialto, au coin du palais et assez en hauteur : la plaque dédiée à Elena Cornaro Piscopia qui habitait ici. Elle est devenue la première femme au monde gratifiée en 1678 d'un diplôme de Docteur en Philosophie par l'université de Padoue (à l'époque  on comptait les femmes sur les doigts). Mathématicienne douée, théologienne, elle parlait 7 langues dont l'Hébreu le Latin et le Grec. On lui refusa le Doctorat de Théologie qu'elle méritait aussi (mais  c'était une femme …). Elle meurt malade à 38 ans mais a marqué son temps.

Le Rialto met le feu aux Camerlinghe

Ah ce Rialto ! Il n'a pas été toujours comme ça, et jusqu'au 12ème siècle, le seul passage possible entre l'est et l'ouest de Venise était ici, sous la forme d'un pont de barques. On l'appelait le "Quartarolo" (un quart de denier), du nom de la pièce de monnaie demandée pour le traverser. 

Attachées entre elles avec des cordages, on les déliait pour laisser passer les galères et galéasses vers les Entrepôts (les fondaci) des commerçants.

Puis en 1172, on construisit un pont en bois, œuvre de Nicolo Barretieri (oui celui qui remit les colonnes de la Piazzetta debout, voir la page web Arrivée de Saint Marc sur le site  !), pentu et assez haut pour que son petit pont levis au sommet laisse passer les mâts des bateaux. 


Mais en 1310, Baiamonte Tiepolo, à l'origine d'une révolte manquée contre le Doge, fait retraite vers l'ouest et incendie le pont pour couper la route aux soldats qui le poursuivent. On le reconstruit, toujours en bois et il s'écroule en 1444 sous le poids des curieux amassés voulant voir le défilé sur l'eau du mariage de la marquise de Ferrare. Et on le reconstruit, presque à l'identique. Et il se dégrade de nouveau en 1472, en 1499, entraînant de lourds travaux. Jacopo di Barbari l'a dessiné dans son incroyable lithographie de Venise en 1500 qui est en fait une vraie vue d'avion (copie visible au musée Correr, exposant tous les détails, églises, campi, palais, rues de façon stupéfiante).

Le miracle de la Croix au Rialto (la guérison du possédé, Vittore Carpaccio, 1496, 3,7x3,9 m) 

Et il s'effondre de nouveau en 1524 ! Finalement en 1528, un concours est organisé pour faire un pont de pierre, parmi les candidats on trouve Michel-Ange, Sansovino, et Andrea Palladio. Ces projets furent refusés car ils comportaient plusieurs arches, incompatibles avec le passage des bateaux. 

Ensuite le projet traîne en longueur durant … 60 ans, à cause des pestes, des guerres, et des finances exsangues !

Finalement, c'est Antonio da Ponte qui est choisi en 1588. 12000 pieux soutiennent cet ouvrage de 8m de haut et son arche de 48m, terminé en 1592 (les boutiques l'envahirent plus tard). Jusqu'en 1854 il reste le seul moyen de traverser le Grand Canal à pied. 

Plus tard on trouve le pont de l'Accademia en bois, mais jamais transformé en pierre, le pont des Scalzi en face de la gare, et le nouveau pont joignant la gare au terminal routier (magnifique, que les Vénitiens détestent).

Chaque année, plusieurs dizaines de millions de photos sont prises sur, devant et derrière le pont. Et personne ne pense à photographier ce qui va nous intéresser ici, à savoir la concrétisation de l'histoire inimaginable de ce couple prétentieux dont les paroles inconsidérées ont été imprimées dans la pierre d'un palais longeant le Rialto.

 

Le Rialto est bien le sujet indirect de mon histoire, mais avant sa construction. Il se trouve que les atermoiements pendant 60 ans agaçaient fortement la population, et quand sa construction fut décidée, beaucoup doutaient encore de sa concrétisation. En particulier, un couple de bourgeois vénitiens se gaussait de l'affaire. Tout à côté du pont se trouvait le Palais des Camerlinghe, construit en 1488 et agrandi en 1528 après un incendie.

Camerlinghe ? C'étaient, au premier étage, les fonctionnaires du Rialto chargés de la Trésorerie de l'Etat, ils contrôlaient les taxes dues par les commerçants chargeant et déchargeant les bateaux dans les entrepôts. Ceux qui fraudaient avaient droit à un séjour dans la prison au rez-de-chaussée. 

Ce couple donc, un jour, déclara à un Camerlinghe que le pont ne serait jamais construit. Le mari dit :"qu'il me pousse des ongles entre les cuisses quand ce pont sera fini !". 

Et sa femme renchérit : "et moi, pareil, que le feu me brûle l'entrejambe !"

Bon. Le pont fut bien construit, et les Camerlinghe se sont souvenu de ces déclarations, en immortalisant ces propos sur les deux chapiteaux longeant la calle dei Orefici après le pont.

Les personnages ont les cuisses écartées, et ce qu'ils avaient promis un peu vite est parfaitement décrit.

 

Très très peu de gens les remarquent, parmi les millions qui passent devant le palais des Camerlinghe.