Palais, Musées, Scuole à Venise

La Pescheria et la Pêche à Venise

Dans ce guide on présente le lieu où on vend le poisson à Venise, et aussi l'organisation de la pêche dans la lagune, véritable industrie formidablement adaptée par les Vénitiens en fonction de sa situation.

La Pescheria (ou Pescaria) de Venise au Rialto n'est pas un palais, n'est même pas un bâtiment ancien, mais elle fait partie intégrante de la vie vénitienne, donc pas moyen d'y échapper.

De plus elle est porteuse d'histoires très anciennes à l'époque où elle se trouvait au Rialto ou à l'emplacement de l'Erberia (le marché aux fruits et légumes).

On ne connaît pas vraiment la date de création du marché aux poissons de Venise, mais on sait que les populations de la lagune (55000 ha dont 10% hors d'eau) étaient majoritairement des pêcheurs bien avant les invasions barbares depuis le 3ème jusqu'au 8ème siècle. La création de Venise à partir du Rialto a favorisé le commerce du poisson à cet endroit très tôt, mais il faut attendre 1173 (création de la Magistratura della Giustizia dédiée à tous les Arti comme les aliments, les manufactures, les marchandises) et 1227 pour en avoir des traces écrites, car les Vénitiens, très bureaucratiques, ont très tôt édicté des centaines de réglementations concernant les modes de pêche et les types de pêcheurs, les tailles des poissons, les revendeurs et les lieux autorisés. Ils ont aussi favorisé une industrialisation de la pêche pour subvenir aux besoins même en cas de crise grave, avec des fermes piscicoles hautement élaborées (les Valli) à l'intérieur de la lagune même. En effet plus de 11000 ha sont consacrés à la pêche. Cette pisciculture était réservée aux Nobles et aux monastères, qui les donnaient en location à des fermiers (Vallesani). Cependant, cette industrialisation est toujours restée extensive, y compris aujourd'hui même si on trouve de fermes aquacoles intensives dans la mer au large), en élevant les poissons avec les ressources indigènes (moules, algues, planctons, alevins), ce qui en fait la fierté de Venise, dons les poissons tirés de la lagune sont très bio et écoresponsables.

Dès le haut Moyen-Age, l'administration vénitienne, qui administre tout et rien (comme en France aujourd'hui), s'occupe de la pêche et des poissons : la Giustizia Viecchia, créée en 1261, édicte les règles sur les espèces et les périodes autorisées, la taille des filets de pêches, les moyens de capture (à la lanterne la nuit, au petit chalut, etc.), mais aussi qui peut vendre quoi, où, avec quelles mesures d'hygiène et à quels prix. Mais le marché aux poissons, situé au cœur de la ville, se trouve aussi à l'endroit même où s'échangent des millions de ducats, grossi, lingots d'or, entre les banquiers vénitiens et les marchands, les financiers étrangers qui assurent les cargaisons, financent les convois commerciaux, achètent et vendent des tonnes de bois, de sel, d'épices, de métal, de produits rares, prêtent et font du crédit à haut risque (et à très hauts revenus). L'importance croissante du trafic au Rialto (où les navires devaient arriver, et en partir) et des financiers devient incompatible avec les odeurs et la foule du marché aux poissons, qui est repoussé quelque 200 mètres plus loin à l'emplacement actuel de l'Erberia, (le marché aux fruits), en 1459. Un peu plus tard, il s'installe plus loin, au niveau du rio delle Beccarie. La Beccaria est la boucherie en vénitien. Rien d'anormal : en effet, on y installa bien avant ici des boucheries sur les ruines fumantes du palais Querini, détruit sur ordre du Sénat quelque temps après la conjuration de Baiamonte Tiepolo en avril 1310. Cette conjuration devait supprimer le gouvernement démocratique, avec ce Tiepolo en tête et ses complices, dont Marco Querini, qui avait son palazzo à cet endroit sur le Canal. Mais le Doge avait été prévenu et le coup échoua lamentablement, Querini, parti avec sa troupe du Rialto à l'aube du 14 juin 1310 et arrivant sur la Piazza par la calle dei Fabbri, fut tué avec son fils par les défenseurs du Doge qui les attendaient, et vers 1340 son palais fut rasé pour y mettre des boucheries en plus de celles déjà établies.

La Pescheria fut, comme le reste du quartier, soumise à plusieurs incendies ravageurs, et, après une reconstruction en 1884 utilisant le fer et le verre. C'est en 1907 on demande à l'architecte Domenico Rupolo de rebâtir l'ensemble que l'on voit à présent, en style pseudo-néo-gothique utilisant le marbre et les briques classiques. On comptait près de 160 poissonniers en activité à la fin du 19ème siècle, aujourd'hui il n'y en a pas plus de 16, qui vont se fournir au marché de gros de Tronchetto. Le marché est ouvert tous les jours sauf dimanche et lundi, de 7h à 11h (après, il n'y a plus grand monde ni plus beaucoup de poissons).

Les poissons proviennent des Valli di pesca : les Orate ou Daurades, les Cefali ou Mulets et leurs variétés comme la Bosega, le Caostelo, la Volpina ou le favori vénitien Lotregan aux taches dorées, les Branzini ou Bars, les Anguille ou Anguilles. Mais également, les palourdes, moules, coquillages, et autres crustacés (crevettes grises, squilles) sont aussi tirés de la lagune en majorité, qui contient aussi des gobies, des hippocampes, des seiches, crabes, huîtres, soles (prises au lamparo) et d'autres espèces entrant dans la lagune en automne pour se reproduire (rouget barbet, flet).

Mais certains poissons viennent d'ailleurs : Adriatique (cigales de mer, bars, etc.), mais aussi Atlantique (sardines et anchois, saint-jacques, morue ou cabillaud), ou Méditerranée (latterini pour la friture, anchois, sardines, maquereaux, rougets, seiches et poulpes, espadons de Sicile), voire Japon. (les listes entre parenthèses n'étant pas exhaustives)

Du côté réglementation

La Giustizia Vecchia fut aussi bien occupée : en octobre 1227, un édit, le "Capitulare de piscaribus", oblige à vendre le poisson sous le mât (Palo) situé au Rialto ou Saint Marc, interdit les associations entre vendeurs, bloque les prix, etc. Bien entendu, une Confrérie des Pêcheurs est créée, ainsi qu'une Confrérie des Poissonniers (Scuola dei Compra-vendi Pesce, à Dorsoduro). Elles s'organisent autour d'une charte (la mariegola), désignent un Chapitre avec son chef (Guardian, ou Gastaldo). Elles gèrent leurs revenus avec la Zonza, possèdent leurs autels (dans ou à l'extérieur d'une église) ou leurs chapelles, et définissent leurs règles pour protéger les membres malades ou pauvres. Elles sont contrôlées par la Giustizia Vecchia. Au 14ème siècle, la lagune, les ports et les rivières sont contrôlés par le Conseil des Dix et le Sénat, ainsi que par cinq "Sages" et des "Superviseurs des Eaux". En 1501, une "Autorité Spéciale de l'Eau" est créée. Fin 16ème, l'office de la Giustizia Vecchia interdit l'achat individuel à la barque des pêcheurs, fixe les prix du poisson tous les deux mois, les rémunérations des intermédiaires, etc. En 1835, des règlements sur la pêche en Adriatique sont définis, puis d'autres en 1841 pour la Lagune par les Autrichiens. Ne parlons pas de la situation aujourd'hui qui n'omet aucune des possibles limitations, tailles, périodes, types et modes de pêche, aussi bien pour les professionnels que pour les particuliers.

Les piscicultures de la lagune

Revenons un instant aux Valli da Pesca telles qu'elles existent aujourd'hui. Près de 24 Valli sont en activité (Claudio Boaretto en compte 32 en 2001), et font entre 100 et plus de 1000 ha. Le mot Valle provient du latin Vallum, qui ne veut pas dire Vallée, mais Remblai, Digue, ou Protection. Ce sont des espaces fermés et isolés de la lagune (environ 10 000 ha sur les 55 000 au total de la lagune, d'autres sources donnent 16000 ha de Valli), très complexes, ayant en général un seul accès direct et très contrôlé avec la mer. Ils sont situés en majorité au nord du Lido et au sud de Marghera. La complexité est due au fait qu'il faut à la fois faire entrer le poisson jeune au printemps, le faire vivre une ou plusieurs années (2 ans pour une daurade de 300 g), le capturer en automne, ou le faire hiverner dans des espaces appropriés plus profonds. Il faut aussi réguler les courants, pouvoir trier les poissons par types et tailles, et les commercialiser.

En gros, une Valle, c'est cela : (Merci Google Earth pour l'image et Claudio Boaretto pour la Valle choisie, la Valle Sachetta)

Sur la photo suivante, on voit (nord de Chioggia) deux autres Valli :

Il faut savoir au départ que le poisson 1) avance toujours à contre-courant et 2) ne sait pas faire un demi-tour.

Cela aide à comprendre comment on le prend dans la Valle, et comment on le prend pour le vendre ou le dispatcher.

La Cason di Pesca est le centre névralgique, près du Lavoriero (ou bordigue) qui est la clé de toute l'organisation : il s'agit d'un espace semblable à une écluse étroite, (1m50 maxi), faisant le lien entre le bassin de sortie de la Valle ("Dernier bassin") et l'extérieur (la mer). Côté mer, le Lavorario est doté d'un grillage hermétique aux poissons. Côté bassin idem sauf deux parois grillagées aussi mais formant un angle aigu : c'est la Cogolaria (ou Cogolera). Et les parois peuvent être entr'ouvertes de quelques centimètres dans le Lavorario.

Comment récupérer le poisson qui a grandi dans la Velle ? Très simple, on utilise la marée montante en automne ("la fraima"), en ouvrant la vanne maîtresse faisant la liaison avec la mer. En même temps on entrouvre la Cogolaria. Le courant entre dans le Lavoriero (paroi grillagée) et continu dans le Dernier bassin par le grillage et la Cogolaria (flèche verte, merci Claudio). Le poisson dans le Dernier bassin, qui perçoit le contre-courant entrant, veut alors sortir du bassin. Il trouve et prend l'ouverture de la Cogolaria (flèche bleue), mais reste bloqué dans le Lavoriero. Il ne peut pas sortir dans la mer (grille) ni revenir dans le Dernier bassin (faire demi-tour dans cet espace très étroit et viser la fente de la Cogolaria pour retourner au bassin, c'est impossible pour le poisson) : les pêcheurs peuvent alors le recueillir dans le Lavorario avec des filets, le mesurer, le compter, le trier pour la vente, ou pour une destination spéciale : bassins de croissance, bassins d'hivernage (plus profonds) organisés en canaux en zigzags typiques, ou lacs de libre évolution). Sur la photo suivante on retrouve dans l'autre Valle la même structure (avec plus de Lavorieri je pense) :

En dehors de cette période de fraima, les pêcheurs peuvent aller capturer les poissons au filet ou en barque. A noter : les canaux sont bordés de tamaris, un arbuste totalement amoureux de la lagune. Il pousse endémiquement et sur des kilomètres de rives, on ne voit que lui, avec le héron qui aime bien son abri. Et surtout leurs haies parfois denses protègent les eaux des rudes vents froids d'hiver (la Bora) et des grandes chaleurs (Scirocco).

Comment le poisson entre-t-il dans la Valle ? Deux modes complémentaires : d'abord, si les poissons se reproduisent en général dans la mer (l'Adriatique du Nord compte des bancs de calcaires ressortant du fond meuble de la mer et très appréciés par les poissons pour la reproduction), les jeunes ensuite entrent dans la lagune pour y trouver toute la nourriture nécessaire et beaucoup moins de prédateurs qu'en mer. Alors, au printemps, les Valliculteurs ouvrent leurs vannes de liaisons pendant la marée descendante, le courant de marée sort vers la mer, et les jeunes entrent dans les bassins et les lacs de libre évolution. Si ce n'est pas suffisant, le deuxième mode consiste à aller chercher les alevins dans l'Adriatique directement (d'où le métier de pêcheur d'alevins appelés Novellame).

A côté de cette structure complexe mais remarquablement adaptée à une pisciculture biologique et respectueuse de l'environnement, il faut aussi souligner l'importance des autres tâches à accomplir : réguler, nettoyer, draguer, vérifier l'eau et les fonds, faire entrer de l'eau de mer ou en évacuer, etc .

Dans la lagune, les pêcheurs (un millier environ, et 500 pêchent en mer) disposent de dizaines de modes de pêche différents, très réglementés.

Adresse : Pescheria di Rialto, Campo delle Beccarie, San Polo

Horaires : du Mardi au Samedi, 7h30-12:00

Voir aussi les magnifiques pages web :

http://www.e-venise.com/marche_poissons_pescheria_rialto_venise_1.htm (Pescheria)

les blogs de Claudio Boaretto :

http://vivre.venisejetaime.com/fr/les-valli-da-pesca-ou-la-pisciculture-venitienne/ (vallicultura dans la lagune)

http://boaretto.unblog.fr/category/venise-curiosites/page/4/

et le guide EDV Gallimard pp. 16 à 23

et si vous êtes fort en italien : La pesca nella laguna di Venezia: un percorso di sostenibilità nel recupero delle tradizioni Lo stato dell’arte A. Granzotto, P. Franzoi, A. Longo, F. Pranovi e P. Torricelli RAPPORTO SULLO SVILUPPO SOSTENIBILE 2.2001, Fondazione Eni Enrico Matte, Corso Magenta, 63, 20123 Milano


rev3 10/04/2019

Campo delle Beccarie (des boucheries), début du Mercato del pesce al Minuto.

Le matin, affluence et étals bien chargés de poissons dans le premier bâtiment de la Pescheria, en style néo-gothique à trois rangées de colonnes.

Installée ici depuis 1907, elle abritait jusqu'à 160 revendeurs (aujourd'hui 16).

Les poissons sont très frais et d'une variété infinie.

Et en grandes quantités (indice du nombre de restaurants et surtout du nombre de touristes à satisfaire tous les jours).

Au bout de la calle delle Beccarie, l'Erberia (marché aux fruits et légumes) sur la gauche, et le deuxième bâtiment vers le Canal.

Ce couloir sépare la pescheria en deux halles, et mène au rio delle Beccarie.

Oratoire incontournable.

Sur le mur gauche, tablette des tailles des poissons, et la blagounette sacrilège mais rigolote sur la dernière ligne

Le pont enjambant le rio delle Beccarie.

Avant se trouvait ici le palazzo du conjuré Marco Querini, tué lors du coup d'état projeté avec Baiamonte Tiepolo.

En 1310, on rasa le palazzo et on y installa des Boucheries (Beccarie).

Examiner les deux portails en fer forgé (au 341), le plus grand porte sur le linteau l’inscription " Piscis primum a capite foetet " le poisson commence à sentir d’abord par la tête ".

Les Vénitiens disent aussi : " le poisson a 24 vies et il en perd une par heure ". REF VIS 128. Raison de plus pour venir tôt acheter ses seiches ou ses daurades locales.

Et toujours autant de poissons, que les Vénitiens et les restaurants viennent acheter, pendant que les touristes de passage admirent les compositions.



A l'extérieur, au coin sur le Canal, statue de Saint Pierre.

Statue de bronze de Cesare Laurenti

(pas très attirante).

On voit mieux la Pescheria depuis le Grand Canal, ici avec le traghetto vers Santa Sofia en face.

Sur la façade, un Lion de Saint Marc (Laurenti aussi).

Et un portrait de l'Arétin (Pietro Aretino, célèbre libertin et critique d'art, qui a habité le palais Bollani en face du marché de 1527 à 1556 (terre cuite, moderne, de Guerrino), avec la mention "la vérité est fille du temps".


Dès onze heures, les étals se vident et les marchands partent.

C'est le moment de revenir au bâtiment sur le Canal pour examiner les chapiteaux (modernes il est vrai).

Ils sont ornés aux angles de différents poissons.




Ici des hippocampes, endémiques dans la lagune.




Les tourteaux.

Les poulpes.

Les barques de pêche avec les "vieri" (grands paniers en osier pour conserver au frais le poisson pêché).

Et aussi des oiseaux qui tiennent des poissons dans leur bec (la lagune est un paradis pour eux).

Et des têtes d'hommes ...

Jeunes ou âgés.

Pourquoi sont-ils là ? (des pêcheurs ?)